La sociologie en roue libre
Aux Sources
Arnaud Saint Martin et Jérôme Lamy
Dans l'introduction du long texte d'explication et d'argumentation qui avait suivi la révélation du canular dont ils étaient les auteurs et qui avait pris pour cible la revue Sociétés et son directeur Michel Maffesoli, les sociologues et animateurs du Carnet Zilsel, Arnaud Saint-Martin, Jérôme Lamy et Manuel Quinon expliquaient :
"Nous sommes convaincus qu’il est indispensable de provoquer la discussion scientifique. Et par tous les moyens s’il le faut. Y compris le canular, c’est-à-dire le moyen le moins attendu – mais pas le moins pertinent – de signifier des oppositions frontales".
Quelques mois plus tard, ce sont cette fois deux philosophes qui choisissaient le même mode d'action, le canular, pour s'en prendre cette fois à une "figure" de la philosophie française, Alain Badiou, dont ils estimaient qu'il était assez représentatif de certaines dérives de leur discipline. Dérives qui, selon eux, conduisaient à un effet d'image désastreux puisque "de nombreuses personnes intelligentes et cultivées sont hermétiques à pareille prose et en tirent la conclusion que toute la philosophie est une sorte d’étalage de mots compliqués liés par un vague sens mystique propre à l’auteur".
Qu'on s'entende ou pas sur le procédé du canular comme outil de critique, la discussion scientifique que les animateurs du carnet Zilsel appellent de leurs vœux est effectivement indispensable et passionnante. Des centaines de questions se bousculent dans ma tête : comment évaluer la qualité et le sérieux des productions en sciences sociales ? La sociologie est-elle une science, ou, comme le dit Michel Maffesoli, n'est-elle qu'une "connaissance" ? Comment critiquer les excès de certains courants philosophiques et théoriques sans tomber dans l'anti-intellectualisme ? Est-ce que réussir à faire publier un canular dans une revue qui se revendique de la pensée d'un “grand intellectuel”, c'est réussir à démontrer que ce même grand intellectuel est une imposture ? Ce qui a l'air d'avoir du sens en a-t-il vraiment ? Et ce qui a l'air de n'en avoir aucun, n'en a-t-il vraiment aucun ? Pfffiou ça commence à devenir n'importe quoi mes questions...
Et c'est, à mon sens, bien là un des grands dangers pour des gens comme moi, qui multiplient les occasions de croiser du "bullshit". Il m'arrive de lire régulièrement les pages débats/idées/tribunes des grands quotidiens, et il m'arrive aussi assez souvent de tenir entre les mains des essais de sciences sociales aux titres clinquants et prometteurs où je crois déceler la promesse d'une idée originale et intéressante.
Alors je les ouvre. Et puis je les lis. Mais il arrive quand même assez régulièrement que j'aie, comment dire..., un peu de mal à comprendre ce que l'auteur cherche réellement à me dire. Parfois je persévère et je finis par croire que j'ai à peu près saisi le sens du message mais avec une grosse incertitude. En revanche, quand malgré mes efforts (voire le coup de fil à un ami), je ne comprends rien de rien, alors je peste, je râle, je fulmine et je me dis que, quand même, la recherche est un service public, et qu'en tant que tel, elle se doit d'être un minimum accessible à des lecteurs qui pourraient potentiellement en tirer une quelconque utilité. Evidemment je ne pense pas qu'il faille que chaque chercheur ramène son registre de langage au niveau de l'âne Trotro, mais j'ai tout de même la vague impression qu'il y a, chez une partie des intellectuels français, une certaine affection pour la prose hermétique, mystérieuse, obscure, absconse, qui semble être à leur yeux un gage de sérieux.
Vous me direz : il y a beaucoup de conneries qui sont dites de façon très claire sur les plateaux de télé ou de radio. Ou alors que les penseurs visés par le Carnet Zilsel, lorsqu'ils s'expriment dans les médias, le font de manière tout à fait limpide. Et vous aurez raison. Mais les animateurs du Carnet n'ont pas pour seule ambition de moquer le style fumeux et le manque de clarté. Ils posent surtout la question de ce qui fonde la légitimité de ces intellectuels. Est-ce leur travail de recherche ? Leur respect de certains critères méthodologiques partagés par leurs pairs ? Leur solide connaissance du sujet sur lequel ils prétendent donner un avis éclairé ? Et si de ce côté là, ni le sérieux, ni la rigueur ne sont au rendez-vous alors il faut le dénoncer et dire que leur propos n'a pas plus de valeur que le mien ou celui de mon marchand de journaux (un homme tout à fait perspicace au demeurant).
Le carnet Zilsel c'est ici : https://zilsel.hypotheses.org
Pour un rappel du Canular Sokal vous pouvez aller faire un tour sur la chaine youtube "Hygiène mentale" qui propose des formats courts bien fichus:
https://www.youtube.com/watch?v=ZSI5IK8Lu8s