C’est après avoir dûment consulté mon gmail sur mon I-phone et posté une annonce sur Facebook que j’ouvris « Techno-féodalisme » de Cédric Durand, un brin lassée d’avance à l’idée de culpabiliser devant ma passivité face à l’emprise des Gafam sur ma vie privée et à frissonner d’effroi devant la dystopie que semble offrir le système de crédit social chinois.

Mais c’est à un projet autrement plus ambitieux et original que s’est attelé l’économiste marxiste, en posant la question de ce que le numérique fait au capitalisme. Après le consensus keynésien d’après-guerre qui mettait l’accent sur le rôle de la politique budgétaire pour atteindre le plein emploi, puis le consensus de Washington des années 1980 qui ne jurait plus que par la dérégulation, les privatisations, et l’austérité, le consensus de la Silicon Valley annonce, depuis le début des années 2000, l’avènement d’un nouvel âge d’or du capitalisme, ressourcé par l’innovation et l’énergie entrepreneuriale.

La nouvelle doctrine économique dominante ne contredit nullement la doxa néolibérale, bien au contraire : il s’agit de libérer les forces de la création destructrice en allégeant davantage encore le « fardeau » fiscal et en flexibilisant toujours plus le marché du travail.

Résultat des courses : les petites start-ups nées dans les garages sont devenues de féroces monopoles transnationaux, la « créativité » tant vantée est peu encouragée chez les salariés qui s’échinent sous haute surveillance dans les entrepôts d’Amazon, et le regain de productivité et de croissance n’est pas au rendez-vous.

L’ouvrage de Cédric Durand ne se contente pas seulement de démentir les faux semblants techno-béats de la vitrine californienne et d’examiner les ressorts du régime de surveillance qui sous tend nécessairement la collecte massive de données. Exposant les mécanismes qui lient l’essor des actifs intangibles (algorithmes, codes informatiques…) à de puissants effets de rente, l’économiste marxiste déplie l’hypothèse puissante d’une grande régression vers un ordre « féodal », où des travailleurs soi disant « autonomes » dépendent de plateformes rivales qui se disputent la capture des données, dans une économie orientée non plus vers la production mais la prédation.

Références :

Mariana Mazzucato, The entreprenerial state, Debunking Public vs. Private Sector Myths, Anthem Press, Londres, 2013Anthem Press, Londres, 2013

Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, Public Affairs, New York, 2019. 

Alexandre Bogdanov, L'étoile rouge, Lausanne, L’Âge d’homme, 1985 (édition originale 1908)

Ernest Mandel, Les Ondes longues du développement capitaliste, Syllepse, 2014

Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1983

Frédéric Lordon, Imperium, La Fabrique, 2015

McKenzie Wark, Théorie du Gamer, Amsterdam, 2019