Décidément, les temps sont difficiles pour la littérature. Sans cesse, en son nom, des voix prennent prétexte d’une « liberté d’expression » vidée de sa substance pour justifier la violence du monde.
Il y a peu, l’intelligentsia française néo-libérale voulait imposer comme parrain du Printemps des poètes l’icône réactionnaire Sylvain Tesson, tandis que le Marché parisien de la Poésie, qui avait de longue date programmé la Palestine comme pays invité en 2025, tentait de déprogrammer les poètes palestiniens sous prétexte de débordements possibles. Il a fallu une mobilisation de toute une partie du monde littéraire pour empêcher ces événements de basculer sous la pression d’une idéologie nauséabonde. Et maintenant, c’est au tour de Besançon et son festival littéraire Le Livre dans la Boucle.
Imaginerait-on – en se prêtant beaucoup d’imagination – Robert Brasillach au festival Livres dans la Boucle de Besançon ? Non. Et Raphaël Enthoven ? Non plus ! semblait avoir acté la mairie de Besançon. Cette dernière avait alerté dès cet été les organisateurs du festival sur le problème que posait l’invitation d’un ardent soutien de la politique d’Israël – État dont les dirigeants sont poursuivis pour crime contre l’humanité par la cour pénale internationale dont la France est un État membre. Face à l’entêtement de l’organisateur privé, la ville de Besançon avait décidé d’annuler la venue du philosophe, médiagénique relais de la propagande de l’armée génocidaire israélienne aux heures de grande écoute, en pleine BHLisation sur BFMTV et CNEWS.1
Un certain monde littéraire bien établi a vite sorti son Voltaire et son Hugo… Un monde dont les visages changent selon les polémiques, mais qui a choisi son camp et défend les mêmes intérêts en se drapant dans le costume des pourfendeurs de la censure pour protéger ses alliés. Et tous les représentants auto-proclamés de la Grande Littérature en place de courir à l’appel de la liberté. De cette belle liberté universelle, qui retombe comme un drap blanc sur les salissures du monde, enveloppant de ses Lumières – celles qui s’arrangeaient très bien de la traite négrière – la liberté de parole du mondain Enthoven, menacé (Ô rage ! Ô désespoir !) de ne pouvoir relayer davantage la justification du génocide palestinien.
Et toute la droite et l’extrême droite locale de pérorer en chœur en faveur d’Enthoven, si heureuses d’une telle aubaine : instrumentalisant la Liberté d’Expression sur l’autel de leurs calculs électoralistes, quelques mois avant les municipales. Et toute une petite communauté locale de répéter en chœur qu’il faut distinguer l’écrivain des mots qu’il prononce (!) Condamner ses propos… et l’inviter pourtant à parler ?
C’est ne pas vouloir voir que lorsqu’Enthoven écrit qu’« il n’y a aucun journaliste à Gaza, mais seulement des tueurs, des combattants, des preneurs d’otages avec une carte de presse », il le fait alors que le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme alerte sur le fait que le conflit génocidaire à Gaza a fait plus de victimes journalistes qu’aucun conflit moderne. Plus de 200 journalistes sur les 248 tués sont palestiniens. Dire dans ce contexte que les journalistes de Gaza toujours en vie sont des terroristes et leur refuser le statut de journaliste, c’est appeler à leur assassinat par Israël. C’est inciter à la haine, à la violence et à la discrimination – ce qui ne relève pas de la liberté d’expression dans le droit français.
Personne, dans cette histoire, n’appelait à la censure générale de la parole d’Enthoven. Mais plutôt à ne pas lui offrir une nouvelle tribune. Et c’est bien le moins qu’on pouvait faire.
Au final, Enthoven est reprogrammé en dernière minute au livre dans la Boucle. Circulez. Rien à voir.
Pendant ce temps, la parole des journalistes palestiniens est anéantie. Ceux-ci sont directement visés par l’armée israélienne alors qu’ils documentent sur le terrain le génocide de leur peuple. L’enjeu de leur liberté d’expression est celui de la documentation du massacre, car la bande de Gaza est interdite aux journalistes étrangers. Le beau drap blanc de l’universalité recouvre ces corps palestiniens que l’on ne saurait voir. Il ne faut relire que quelques pages d’Aimé Césaire (hier) ou d’Houria Bouteldja (aujourd’hui) pour comprendre la logique impérialiste et raciste de cet universel sélectif.
Face à la polémique sur sa venue à Besançon, Enthoven rétropédale ces derniers jours. Clame une maladresse (Quid des maladresses puantes prononcées depuis des mois ?) Tactique classique de l’extrême droite qui ouvre la fameuse « fenêtre d’Overton » : deux pas en avant pour un en arrière. Et les idées nauséabondes de progresser dans l’opinion publique.
Où étaient les grands célébrants de la liberté, les j’écris-ton-nom, quand la cérémonie dédiée à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli a été déprogrammée en octobre 2023 à la Foire du Livre de Francfort, le plus gros événement de la planète qui soit dédié au livre ? L’union des éditeurs arabes a boycotté l’événement. A-t-on entendu nos petits Voltaire ? Y a-t-il eu, de façon plus générale, un soulèvement indigné de la part de nos chevaliers blancs (de peau) de la liberté d’expression concernant la répression systématique aux USA, en France et ailleurs, de la parole propalestinienne ? Devant les annulations répétées des conférences de Rima Hassan ?2 Devant la grande difficulté qu’il y a eu, durant des mois, à prononcer ne serait-ce que le mot « génocide » sur les plateaux ? Pas vraiment. Mais : solidarité et grands principes pour défendre le premier apologiste du fascisme venu, surtout s’il est bien ancré dans les médias influents.
La liberté n’est ni neutre, ni hors-sol. La liberté est engagée dans des situations. La liberté implique une éthique. Relayer la propagande d’Israël parce qu’on est le produit d’une immense machine impérialiste, ce n’est pas être libre. Ce qui l’est, c’est comprendre et agir de façon à se dégager de cette machine. La vision romantique d’une littérature hors du monde, obéissant à des principes universels gravés dans les étoiles (européennes) n’est pas à la hauteur des défis politiques actuels. Devant le fascisme qui vient, la littérature se doit de penser une éthique engagée.
Nous, signataires de cette tribune, refusons la défense d’un soi-disant intellectuel qui nie le génocide palestinien et répand la confusion sur des faits reconnus entre autres par l’ONU et la CPI.
Nous soutenons les acteurs et actrices du livre bisontin, et plus largement toutes celles et ceux qui souhaitent construire un monde plus désirable pour le plus grand nombre.
Nous n’appelons ni à la censure ni au boycott du festival du livre de Besançon. Nous espérons le public nombreux pour soutenir les voix qui portent une lutte sans lâcheté contre toutes les formes du fascisme. Certain·es d’entre nous seront présent·es au Livre dans la Boucle pour défendre une autre vision de la littérature et de la Liberté.
Nous invitons ce public à déserter les tribunes offertes à Raphaël Enthoven, pour se rendre plutôt à la lecture donnée par Doha Al-Khalout et Nour El Assy, deux poétesses palestiniennes, vendredi 19 septembre à 18h salle David (11 rue Battant, Besançon.)
Tout notre soutien au peuple palestinien, à ses journalistes, ses auteur·ices.
PREMIERS SIGNATAIRES par ordre alphabétique :
Salah Al Hamdani, poète, et homme de théâtre
Sarah Al-Matary, professeure des universités en littérature
Yves Artufel, auteur et éditeur
Samuel Autexier, éditeur
Bruno Berchoud, auteur
Judith Bernard, autrice, metteuse en scène
Alexis Bernaut, poète, traducteur
Léa Cerveau, poétesse et éditrice
Barbara Chastanier, autrice et dramaturge
Elodie Claeys, éditrice
Marie Cosnay, autrice
Frédérique Cosnier, Autrice
Olivier Cotte, écrivain
Caroline Cranskens, poétesse et documentariste
Alain, Damasio auteur
Jeanne-A Debats, professeur, écrivaine
Aurélien Delsaux, auteur
David Demartis, éditeur
Michel Diaz, écrivain et poète
Serge D’ignazio photographe
Sophie Divry, autrice
Irina Dopont, musicienne, peintre, poète
Ariane Dreyfus, poète
Sebastien Dulude, auteur
Laure Gauthier, autrice
Sylvain Georges, cinéaste, écrivain
André Gunthert, historien, EHESS
Tarik Hamdan, poète et journaliste
Phoebe Hadjimarkos-Clarke, autrice
Jen Hendrycks autrice
Alain Jugnon, philosophe
Cathy Jurado, autrice
Paul Kawczak, auteur
Kev La Raj, poète, slameur
Khalil Khalsi, chercheur
La fleur qui pousse, librairie, Dijon
L’interstice, Librairie, Besançon
Isabelle Lagny, médecin et écrivain
Christian Lehmann, médecin et écrivain
Albert Lévy, magistrat
Teo Libardo, auteur
Frédéric Lordon, philosophe
Sandra Lucbert, autrice
Monique Lucchini, poétesse et éditrice
Alain Marc, écrivain
Joëlle Marelli Traductrice et autrice
Valéry Meynadier, poétesse
Julien Misserey, commissaire d’exposition
Florence Noël, poétesse
Anya Nousri, autrice
Anne-Sophie Oury, Plasticienne et poétesse
Eric Pessan, auteur
Nicolas Pétel-Rochette, chercheur indépendant
Emmanuel Ponsart, ex-directeur du Centre International de Poésie de Marseille
Fabrice Riceputi, Historien
Guillaume Richez, auteur et chroniqueur littéraire
Claude Rioux, éditeur
Thomas Rosier, auteur
Allan Ryan, auteur et éditeur
Florence Saint-Roch, poétesse
Michel Seymour, professeur honoraire de philosophie, Université de Montréal
Michèle Sibony, membre de l’Union Juive Française pour la Paix.
Isabelle Stengers, philosophe
Alessandro Stella, Directeur de recherche au CNRS
Fabienne Swiatly, autrice
Fabrizio Terranova, cinéaste
Laurent Thinès, médecin et auteur
Maud Thiria, poétesse
Lucien Tramontana, auteur
Françoise Vergès, historienne et politologue
Louisa Yousfi, autrice, militante décoloniale
Daniel Ziv, auteur et éditeur
- « Le lobby pro-Israël en France », Le monde diplomatique, août 2025. ↩︎
- https://www.mediapart.fr/journal/france/240424/gaza-une-autre-conference-de-la-militante-rima-hassan-ete-annulee ↩︎
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