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Communisme et stratégie

Dans le Texte

Isabelle Garo

Allons : il est plus que temps ! Le capitalisme révèle partout, sur la terre menacée de devenir inhabitable, son caractère de voie sans issue ; sa forme actuelle en France, sous les traits de l'autoritarisme néolibéral, convainc chaque jour plus de consciences que le système ne tient plus que par une rhétorique aussi absurde que ses moyens de coercition sont violents. Il est plus que temps : il faut se lever ensemble, foncer dans la brèche, renverser la table et poser les bases d'un autre monde. Il est plus que temps, il sera bientôt trop tard, mais voilà : le camp de l'alternative est tout démuni, dispersé, à peu près inaudible, dévoré de querelles et parfaitement désarmé.

Que nous arrive-t-il ? Que nous manque-t-il ? Le livre d'Isabelle Garo qui vient de paraître chez Amsterdam nous aide à le comprendre : ce qui nous fait défaut tient sans doute dans les deux termes que son titre conjugue, retravaillant une articulation que nous avions finalement perdue de vue : Communisme ET stratégie.

En revisitant d'abord l'oeuvre des post-marxistes qui ont nourri l'imaginaire et la culture politique des subjectivités rebelles pendant les dernières décennies, Isabelle Garo nous aide à mieux voir les vices et les vertus de ces philosophies globalement désarmantes. Certes, le "communisme éruptif" d'un Badiou, le "spectre du socialisme" chez Laclau, les théories du commun chez Negri et Hardt, comme chez Dardot et Laval, ont servi de précieux conservatoire à nos aspirations contestataires ; mais par chacun de leurs renoncements (penser la confrontation à l'Etat, les médiations pour élaborer l'alternative, les principes fondateurs de cette alternative ou la centralité de la question de la production, du travail et de l'exploitation), ils ont aussi largement contribué à désarmer le camp de l'alternative : d'une manière ou d'une autre, ils désarticulaient communisme et stratégie et ont contribué à disqualifier la perspective d'une émancipation collective.

C'est en revenant à la source, chez Marx dont elle est une spécialiste exceptionnelle, qu'Isabelle Garo forge les outils capables de nous réarmer : elle le débarrasse des effets de cristallisation ou de fétichisation qui ont pu figer son oeuvre en une doctrine sèche, et le rend à sa vitalité, sa réinvention perpétuelle - sa révolution permanente, qui est le principe du communisme comme de la stratégie. En s'appuyant sur Gramsci et sa philosophie de la praxis, en scrutant le paysage politique contemporain d'un oeil stratégique, elle invite à considérer les luttes actuelles, fragmentées, certes, mais nombreuses, déterminées, inventives, comme autant de leviers tactiques susceptibles d'oeuvrer à la construction d'une alternative globale, radicalement démocratique et résolument anticapitaliste : les revendications des jeunes, des femmes, des habitants des quartiers populaires, des personnes racisées, et bien sûr des Gilets Jaunes, qui aspirent à s'engager sans se perdre, ne sont pas à comprendre comme des "demandes sociales" à satisfaire, selon l'expression de Laclau, mais comme des "ferments actifs et les moyens mêmes de la réorganisation politique.", écrit-elle.

La tâche, disons-le, suppose notamment de procéder à une refonte démocratique et offensive de la forme-parti - et là je devine l'immense découragement, sinon le dégoût, qu'une telle perspective inspirera à tous ceux que le principe même d'un parti politique révulse - mais la philosophe marxiste insiste sur cette urgence, et sur l'impérieuse nécessité désormais d'échapper à la fois aux "faux-semblants de l'immédiateté libertaire et aux leurres de l'électoralisme". La tâche est immense, et pourra sembler si longue que l'urgence où nous sommes risque de la décourager ; mais pour le coup, il n'est pas certain qu'il y ait, ici, une alternative. C'est la vivabilité même de la vie qui est en jeu, et nous n'avons pas d'autre choix que de réconclier la réflexion et l'action, dans un marxisme politique critique capable de faire advenir collectivement l'alternative anticapitaliste que le réel exige. 

Dans le Texte , émission publiée le 18/05/2019
Durée de l'émission : 78 minutes

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