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La classe ouvrière

Dans le Texte

Jean-Pierre Levaray

La classe ouvrière européenne est-elle en cours d'extinction ? Si l'on en croit les commentateurs de l'époque, qui assurent que l'Europe a basculé depuis trente ans dans l'ère "post-industrielle", l'ouvrier occidental est une espèce en voie de disparition. Mais on peut faire l'hypothèse contraire : considérer, avec les chercheurs de l'Autonomie Ouvrière italienne (dont la revue Période vient de traduire un article passionnant), que ce qui a lieu aujourd'hui est une ouvrierisation massive de la société : le rapport machinique qui caractérise l'ouvrier, dont l'activité est, minute par minute, geste par geste, organisée conformément aux objectifs du capital et commandée par la machine, ce rapport n'est pas en voie de disparition. Il se généralise, et la condition ouvrière serait - si l'on n'y prend garde - la forme générale de notre travail à venir.

La perspective n'est guère alléchante : à lire les écrits d'usine de Jean-Pierre Levaray, qui a passé quarante-deux ans dans la production industrielle d'engrais chimiques chez Total, la vie à l'usine est une vie volée - par le capital. Une vie vidée du plaisir d'œuvrer : l'amour du travail, là, est un amour impossible. On ne peut pas aimer fabriquer des produits toxiques, qui dégradent l'environnement et la vie de ceux qui les consomment comme de ceux qui les produisent. On ne peut pas aimer obéir à des chefs qui ne jurent que par la productivité, à une direction qui n'exige que du profit, au détriment systématique de la santé et de la sécurité des personnels. On ne peut pas aimer la boîte où l'on voit mourir ses collègues, année après année.

Car l'usine tue : à petit feu, sous la forme des maladies professionnelles ou de la lente destruction morale des travailleurs, ou bien de manière brutale, sous la forme des accidents de travail mortels qui scandent la carrière de Jean-Pierre Levaray. C'est d'ailleurs ça, qui l'a jeté dans l'écriture sur l'usine. Il écrivait déjà, des fanzines, des revues, et puis il y a eu le deuxième accident mortel dont il a été témoin, qui lui a fait revenir le premier en mémoire : quelque chose de trop violent pour être surmonté sans le recours au témoignage. Il fallait dire, raconter - et peut-être, au fond, dresser page après page un monument aux morts du travail. Il en esquisse l'idée, au détour d'une chronique : "L'usine est l'endroit de non-vie par excellence (sauf peut-être dans les périodes de luttes, de plus en plus espacées d'ailleurs), il faut qu'on le sache. On s'y oublie, on s'y perd, mais on y meurt aussi. S'il fallait ériger un monument aux morts du travail, la stèle, dans chaque usine, y serait conséquente".

Que ce soit dans Putain d'usine, réédité en 2005 chez Agone, ou dans Je vous écris de l'usine, le livre publié par Libertalia qui rassemble dix ans de chroniques parues initialement dans le mensuel CQFD, c'est cela qu'il bâtit peu à peu : un monument aux morts du travail, qui rend à chacun sa dignité et son histoire, et qui permet à tous ceux qui ne sont jamais entrés dans l'usine d'apercevoir comment se déploie cette "non-vie" - sauf pendant les luttes, il y insiste, rejoignant à travers l'histoire le fameux texte de Simone Weil "Grève et joie pure". "Il faut qu'on le sache" : il n'aura pas économisé sa peine, après plusieurs décennies d'écriture, pour qu'en effet on sache ce qu'être ouvrier veut dire. Comment on bosse, comment on pense, comment on lutte, comment on (ne) vote (plus)... toute cette politique de la classe ouvrière se déploie dans les pages de son témoignage, et dans notre échange, émouvant, passionnant, inquiétant - ignorant s'il évoque un monde qui finit, ou qui ne fait que commencer.

 

Dans le Texte , émission publiée le 24/03/2018
Durée de l'émission : 77 minutes

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