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Que fait la police ?

Dans le Texte

Paul Rocher

Quand on pratique régulièrement les manifs, surtout depuis 2016, on le sait : les policiers sont une dangereuse engeance se croyant tout permis qui aura tôt fait de vous priver d'un oeil ou de vos droits. Quand on est un jeune homme pauvre et racisé aussi, on l'expérimente depuis plus longtemps encore : contrôlé au faciès à toute heure du jour et de la nuit, on sait devoir faire profil bas, et que ça ne suffira peut-être pas à éviter les violences et les mutilations. Mais pour le reste de la population, l'info peine à passer.

Abreuvées au mythe policier selon lequel "les policiers courent derrière les voyous et nous protègent du crime" (dixit Gérald Darmanin), les foules se nourrissent d'innombrables fictions policières où de braves héros, fatigués mais courageux, tentent de faire respecter la loi avec les maigres moyens qui sont les leurs, une photocopieuse constamment en panne, des effectifs insuffisants pour faire des planques fructueuses, mais qui finissent souvent, à force de persistance et de talent, par élucider des enquêtes criminelles où le coupable finira sous les verrous - ouf !

Or : tout est faux dans cette petite synthèse de la fiction policière : le manque de moyens matériels et humains, l'importance des affaires criminelles dans l'activité de la police, l'efficacité de cette institution pour réduire la criminalité. Il faut des chiffres pour le constater, et des analyses pour le faire savoir à ceux qui ne l'ont pas directement expérimenté. C'est à quoi travaille Paul Rocher dans son livre tout juste paru à la Fabrique : Que fait la police ? Sous ses airs naïfs, la question ouvre une étude scrupuleuse, méthodique et chiffrée, dont la mythologie policière sort en miettes.

Les chiffres font apparaître une institution totalement surdimensionnée, dont les moyens et les effectifs sont en hausse constante depuis des décennies, sans le moindre impact sur la délinquance et la criminalité. Enfant gâté des différents gouvernements qui se sont succédé, la police voit ses prérogatives s'accroître continuement et persiste à dire et penser que lorsqu'elle échoue dans sa mission, c'est parce que la justice est encore trop laxiste et les prisons en nombre insuffisant : comme le capitalisme, elle ne sait pas se projeter autrement que dans la croissance illimitée de sa propre puissance. Comme lui, elle entend ne rencontrer aucun obstacle susceptible de réguler son activité.

Comme le capitalisme... avec et pour lequel elle est née. C'est la thèse de Paul Rocher, qui avance que la police moderne est, par nature, et dès son origine (aux alentours de 1880, en France) une forme sociale capitaliste. Si elle produit le récit de sa légitimité en prétendant protéger les citoyens des crimes dont ils redoutent d'être les victimes, elle travaille, en réalité, à maintenir l'ordre des dominants contre les perdants systémiques que cet ordre sécrète fatalement. Pas exactement une "milice du capital", puisqu'elle n'est pas employée directement par les possédants, mais bien le bras armé de l'État, structurellement capitaliste selon l'auteur, puisque dépendant matériellement de la prospérité du capital.

Si sa vocation même est d'être un outil de contention de la classe ouvrière, réprimant le "désordre" que le capitalisme provoque par sa violence d'exclusion et les inégalités qu'il approfondit, alors tout projet de réforme de la police est nul et non avenu. Ce n'est pas de plus de formation, de diversité ou de proximité que la police a besoin pour être efficiente. C'est d'être abolie en tant qu'institution séparée du corps social. 

A l'appui de cette proposition assez décoiffante, Paul Rocher examine les expérimentations "d'ordre sans police" qui ont vu le jour en Irlande du Nord et en Afrique du Sud, où des communautés ont été amenées, pour court-circuiter un État oppressif, à organiser elles-mêmes les outils de leur propre sûreté. Si ces expériences ont fait apparaître leurs limites, et se sont finalement trouvées avalées par l'État qui y a vu un secourable sous-traitant à ses propres missions répressives, elles méritent d'être étudiées afin d'y puiser les principes fondateurs de cet ordre sans police qui permettraient d'édifier un projet de société débarrassé, sinon de la violence elle-même, du moins de la brutalité policière et de sa spirale répressive, qui contribue à produire la violence dont elle prétend nous protéger.

Judith Bernard.

Dans le Texte , émission publiée le 17/09/2022
Durée de l'émission : 70 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

9 commentaires postés

Bonjour à toutz,

J'aimerais apporter ma contribution au débat sur les sujets traités par ce "dans le texte".
https://blogs.mediapart.fr/casouffle/blog/160620/je-ne-suis-pas-passif-iste
Bonne journée
Johnny Hardy

Par Johnny Hardy, le 10/10/2022 à 17h25

@cherpove chouette plein d'exemples caricaturaux pour prouver que la police cé bien

Bah en fait c'est pas parce que la police c'est de la merde que toute autre forme de coercition serait nécessairement mieux...

On peut aussi questionner la coercition en temps que tel et lui fixer un champ d'action beaucoup plus limité... Bref un pavé dans la mare ce message.

Par Raphaël DESCHAMPS, le 08/10/2022 à 13h00

le sujet est très intéressant et important pour n'importe quelle pensée anticapitaliste, merci de l'explorer! Dommage d'avoir passé 1h sans parler des mouvements abolitionnistes des 40 dernières années dans le monde, aux états-unis par exemple, ni d'avoir cité une seule personne qui pense ce problème depuis des années (par exemple Angela Davis, Mariame Kaba, etc). Ca aurait été l'occasion d'aller plus en profondeur, de discuter de cas concrets (comme les pratiques abolitionnistes d'activistes à Chicago, sans armes et sans prison) et de ne pas présenter cette idée comme complètement nouvelle, sortie de rien (par exemple, beaucoup d'observations faites dans l'entretien ont l'air d'être juste des transpositions au cas français de ce que montrent les abolitionnistes américains depuis des décennies).

Par Ludovic Righetti, le 25/09/2022 à 23h43

à cherpove :

Faire de l'auto-organisation un principe n'est pas (nécessairement) contradictoire avec la continuation de la République, et donc du respect de l'Etat de droit qui veut qu'une loi unique s'applique à tous et toutes sur un territoire donné. Mais il est clair que pour toute pensée anti-capitaliste ou anarchiste, il est toujours difficile de bien discerner ce que dans l'"Etat capitaliste" il faut supprimer et ce qu'il faut conserver (si il faut vraiment garder quelques chose). C'est une ligne de crête qui sera déterminante pour les idées et les expériences à venir : jusqu'où les populations locales doivent-elles retrouver une autonomie ? Le principe de subsidiarité a-t-il vraiment une limite ? L'Etat peut-il conserver des prérogatives ? En l'occurrence ici une auto-gestion de la cohésion sociale et de la répression mettrait sans aucun doute et régulièrement une partie de nos droits individuels (garantis par l'Etat) en tensions. Pour reprendre votre exemple et les termes de Judith : est-il légitime qu'une autorité exogène (un Etat-nation par exemple) interdise la libre détermination d'une communauté locale ayant décidé de la lapidation d'une femme jugée coupable d'un crime admis collectivement au seins de cette même communauté ? Pour nous la réponse est évidente car nous sommes habitués à penser en termes de Droits de l'Homme (c'est à dire de droits universels, c'est à dire d'une limitation de notre champs de liberté axiologique). Pour autant les populations locales se sentiraient sous domination si un interdit venant de l'extérieur venait contraindre leur légitime délibération, respectueuse du principe démocratique. Les Etats modernes se sont construits par négation progressive du droit des communautés. Cette centralisation élargie de la décision fut une condition de possibilité du capitalisme. Dans une optique de décroissance et de sortie du capitalisme, il risque d'être compliqué de déterminer à quel niveau les communautés recouvrent leur liberté. Autrement dit la République peut-elle survivre à la sortie du capitalisme et à la décentralisation qu'elle suppose ? Ou pour le dire de manière encore plus succincte : La République décentralisée n'est-elle pas une aporie ?

Par Vincent B, le 20/09/2022 à 03h45

Je n’ai pas le sentiment que le budget de l’État en France, comme en Europe occidentale en générale, soit en diminution. Voir https://www.budget.gouv.fr/panorama-finances-publiques pour l’exemple français. Tout au plus pourrait-on dire que ses revenus dont la source n’est pas capitaliste comme la cotisation sociale sont remplacés par des formes capitalistes comme la dette ou la TVA.

Et si l’Avenir en commun ou la NUPES étaient des propositions qui allaient dans le bon sens, il faudra des ambitions plus offensives pour découvrir une forme étatique non capitaliste (communiste ?) et, on l’espère, moins omniprésente qu’actuellement.

Merci pour cette émission.

Par ignami, le 19/09/2022 à 18h27

Bonjour,
Merci, échange fort instructif comme toujours.
Il complète bien celui de "Extension du domaine de la répression"
(https://www.hors-serie.net/emission.php?id=349)
Je viens de commencer mais j'ai l'impression que "criminalité" et "délinquance" sont interchangeables dans cet entretien.
C'est volontaire ?

Par Emmanuel, le 19/09/2022 à 18h04

Judith au top comme d'habitude , pas de solution miracle au problème de la sensation de sécurité. La peur reste un moteur très puissant du modèle capitaliste....

Par titou, le 17/09/2022 à 18h57

Ravie de retrouver Judith! Merci pour une belle émission, qui donne envie de se documenter et de poursuivre la réflexion

Par Anne-Sophie Lanier, le 17/09/2022 à 16h31

Vers la fin du dialogue, je me suis dit : chouette, on pourrait faire sans la police… en Irlande du Nord, ou en Afrique du Sud, ces endroits fort réputés pour le haut niveau de sécurité dont jouissent les populations là-bas. J'ai d'autres exemples en tête pour nourrir cette réflexion : les montagnes d'Afghanistan ou du Pakistan, dénuées de toute police, mais où la lapidation des femmes adultères se discute au Conseil du village, ou encore les zones grillagées au Nigéria, au Brésil et ailleurs, où la sécurité, et la tranquillité des gens, est assurée par une milice sur-armée, ou encore ces riantes banlieues américaines patrouillées par des voisins impliqués qui, en pick-ups, arrêtent les joggeurs dont la couleur déplaît, et parfois les tuent si ces derniers font mine de se rebeller…

Par cherpove, le 17/09/2022 à 14h32 ( modifié le 17/09/2022 à 14h39 )