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L'écocide au creux de nos âmes

Dans le Texte

Stéphane Lavignotte

Et si c’étaient nos âmes, qui étaient malades ? Cela fait longtemps qu’on identifie le problème de nos "imaginaires" comme central dans la question de la révolution nécessaire pour s’arracher à la dévastation généralisée du monde en quoi consiste la dernière phase du capitalisme que nous sommes en train de vivre. C’est par nos affects, nos désirs, et donc au fond nos représentations inconscientes qu’il nous tient, et c’est en les métamorphosant d’abord que nous pourrons sauver notre destin collectif. Car les imaginaires, ça se travaille : par les discours, par les récits, par l’art en général, par la politique bien sûr… et par la religion !

Avant d’être reconfigurés par les axiomes du capitalisme néolibéral, nos imaginaires ont été structurés pendant des siècles par les dogmes judéo-chrétiens qui ont façonné notre vision de nous-mêmes et notre relation à tout ce qui n’est pas « nous ». Si l’Occident est devenu le grand prédateur du monde, ce n’est pas en dépit de son imaginaire judéo-chrétien, mais sans doute à la faveur de celui-ci : dès la Génèse il est intimé à l’homme de dominer la terre et d’assujettir les animaux, et voici dès lors l’humain propulsé en dehors de la nature qu’il sera en droit d’instrumentaliser sans trêve pour que s’y manifeste la Providence par laquelle Dieu pourvoira toujours à ses besoins… Dès le départ, le délétère fantasme d'un monde à disposition et d’une croissance infinie semble inoculé au creux de nos âmes.

La théologie se présente alors comme un chantier archéologique : il faut fouiller tout ce que le temps long a déposé dans nos imaginaires spirituels, et puis trier aussi, le bon grain de l’ivraie. Car le chantier est un « champ de bataille », où les interprétations bientôt viennent à s’affronter : c’est la proposition analytique de Stéphane Lavignotte. Dans son ouvrage paru chez Textuel, L’Ecologie, champ de bataille théologique, ce passionnant pasteur nourri de sciences sociales et politiques examine les «théologèmes», ces représentations inconscientes héritées des textes religieux, et montre leur cheminement au fil du temps. Car il faut souvent des siècles pour que les représentations déposées dans les textes religieux rencontrent l’époque de leur pleine réalisation ; il faut la Renaissance, et toute l’épistémè de la Modernité pour que les inclinations écocides du judéo-christianisme prennent leur essor et entreprennent la conquête intégrale du vivant et le saccage du monde. Mais la Renaissance c’est aussi le temps de Calvin et de la Réforme, qui lit dans la Génèse non la promotion de l’homme comme dominateur du monde, mais sa responsabilité comme intendant et protecteur du vivant. Ainsi dans nos âmes sont déposées aussi, en mode mineur, cette intuition, cette sensation, que ce qui nous entoure est infiniment plus grand que nous, et nous oblige. Ces théologèmes-là, longtemps tenus en sommeil, ne sont pas moins disponibles dans nos imaginaires que ceux qui nous ont jetés dans la prédation du monde ; ils n’attendent que leur époque, qui a manifestement déjà commencé, pour prendre les commandes de nos actes, et nous arracher à l’obscurantisme suicidaire du capitalisme…

Alors voilà : âme, religion, théologie, les gros mots sont lancés, pavés dans la mare de la gauche radicale qui a tendance à tenir les croyances pour des formes d’arriération mentale et les religions pour une toxicomanie délétère (l’opium du peuple, tout ça…). On peut s’en tenir à cet athéïsme militant – et me semble-t-il un peu borné. On peut aussi prendre acte de ce que les croyances sont partout (y compris chez ceux qui les réprouvent), et que nos imaginaires sont hantés de représentations héritées qu’il faut connaître pour pleinement s’en saisir. Etudier les imaginaires spirituels comme des objets sociaux ce n’est pas seulement mieux connaître ce qui nous a déterminés à devenir ce que nous sommes ; c’est se donner l’opportunité de mieux comprendre ce qui nous fera faire ce que nous avons à faire… Et puis rendre justice aussi, à ce que nous sentons plus ou moins confusément, qui nous habite et que nous situons variablement au-dessus ou autour de nous: ce transcendant qui nous oblige, qu’on le nomme Dieu, la nature, l’humanité, les générations futures ou les peuples du Sud, vis-à-vis de quoi nous ne pouvons plus nier avoir une dette et des responsabilités.

Judith BERNARD

Dans le Texte , émission publiée le 25/06/2022
Durée de l'émission : 86 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

10 commentaires postés

très intéressante imagination politique dont l'érudition me dépasse largement, cependant

citation approximative : "[la destruction de la planète] c'est pas le capitalisme mais le productivisme"

je vois dans ce coin (?) l’éternel (oui je me permet le transcendantale pour faire passer ce petit billet ruminé de cette nuit) : chasser la cupidité (protestante-luthérienne ?) il revient au galop ...

Par ol d, le 21/01/2024 à 11h53 ( modifié le 21/01/2024 à 12h10 )

/0.… Xxl

Par Caroline DINET, le 04/07/2022 à 19h28

J'ai essayé pas plus tard qu"hier de faire venir dans le chant politique: "debout les damnés de..." une rencontre de hasard qui entreprit de m'expliquer le monde selon un prisme spirituel genre chant sacré, méditation ect...
Je constate que l'idéologie du libéralisme a conquis pas mal d'esprits chez les adeptes du new âges et coachs du bien-être! La finalité est toujours soi et sa réalisation.
Injustices, inégalités, accaparement des richesses, destruction des biens communs de la biodiversité ect..
"Y penser c'est les nourrir"???
Oui moi aussi Judith j'ai honte... d'avoir médité en groupe pendant dix jours...honte d'avoir cru à ses balivernes ésotériques dépolitisantes, honte depuis que, vous ,Lordon , Friot et d'autres, faites parti de mon panthéon!!

Par Mi , le 28/06/2022 à 22h50

Tout un lot de commentaires élogieux.
Pour ma part, je me suis un peu ennuyé (le seul moment drôle, très drôle, c'est le passage de Podémos).
Depuis 1985, je lis Michel Henry, jusqu’à "la philosophie du christianisme", "Incarnation" et tout le reste.
Excellente phénoménologie, peut-être la meilleure en Français. Un admirateur de Marx en plus (et du Christ, ça me rappelle quelque chose). Mais je ne suis pas encore chrétien, cela va peut-être venir.
En attendant, depuis ma vingtaine, je me sens plutôt marxo-anar, normal à vingt ans de se sentir anar, mais à 79 ans (même si c'est bien accroché dans mon âme), je laisse ce beau rêve à de petits groupes, pour le reste, on a vu, on a trop vu...

Par Aubépine, le 27/06/2022 à 00h19 ( modifié le 27/06/2022 à 00h38 )

Superbe , divin , pourrait-on dire... cela fait du bien en ces temps de guerre. Judith est au top ! ( comme d'habitude ) Espérons que nous arriverons à changer avant qu'il ne soit trop tard...la méditation en groupe aide au chemin nécessaire.

Par titou, le 26/06/2022 à 22h19

J' suis pas en forme moi! car malgré la présence de deux beaux esprits je ne suis pas allé jusqu'au bout. Spiritualité écologie, à la rigueur j’entends quand ont parle de sentiment océanique cher à R Roland (non évoqué dans l'entretien) mais après ça fait pschitt !

Par Maunoir Charbonnel, le 26/06/2022 à 21h30

Merci pour cet entretien ! N'hésitez-pas à sortir des sentiers battus et à aborder à nouveau ce type de thématiques à l'avenir, c'est là qu'on vous attend.

Par Alexandra, le 26/06/2022 à 15h03

Punaise, encore une interview haute gamme de Judith !!!
Le problème de la généalogie des doctrines sur la longue durée est toujours le même, à savoir qu'il est très difficile de synthétiser l'histoire longue...
Du coup la stylisation du mouvement historique pâtit presque toujours de la comparaison avec le maître en la matière qu'était Foucault :-)
Ceci dit j'ai bien apprécié la maîtrise de l'auteur et l'originalité de la démarche, Bravo !!!

Par Nehemiah LPL, le 25/06/2022 à 19h49

Il existe une spiritualité laïque (psychanalystes dits lacaniens par exemple) dont le pouvoir ultra libéral en plus de 40 ans a privé une partie des populations de ce qu'il peut offrir comme réponses à notre mal être. Ce n'est pas réservé à une partie de ceux qui ont vraiment besoin de réelle prise en charge pour traverser des épreuves, mais c'est une démarche pour tous ceux qui s'interrogent sur le sens de leur vie, de leurs actions et des liens, réels ou non, qui les unissent aux autres, de ce qu'ils en attendent ou non, de ce qu'ils sont réellement au fond d'eux mêmes quand ils ne sont plus en face de leur miroir, quand le "manque à être" vient frapper à leur porte et qu'ils ne trouvent aucune réponse dans le trop plein mortifère du capitalisme.

Par franny's, le 25/06/2022 à 18h46


Excellent ! une divine surprise ! Très bien tous les deux ! sans doute une de vos meilleures émissions, sans doute la plus spirituelle ! bravo : continuez ! Gabriel un fidèle de Hors Serie depuis le début ...

Par quincieu, le 25/06/2022 à 16h49