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La honte est un sentiment révolutionnaire

Aux Sources

Frédéric Gros

La honte est un affect triste, qui nous enferme dans l’impuissance. Quand on a honte, on se cache, on se fait petit, on s’efforce de disparaître. Bref, celui qui a honte ne (se) manifeste pas.

Voilà grosso modo comment je voyais les choses avant de lire le dernier ouvrage du philosophe Frédéric Gros, dans lequel il affirme que la honte est ce qui nous donne la force de désobéir et qui nous permet de garder intacte notre capacité de révolte. La honte, ajoute-t-il, « est l'affect majeur de notre temps, le signifiant des luttes nouvelles. On ne crie plus à l'injustice, à l'arbitraire, à l'inégalité. On hurle à la honte ». Honte à ceux qui décernent le César à Roman Polanski, honte à l’Europe qui laisse périr les migrants en Méditerranée, honte aux violeurs, honte aux dirigeants qui malmènent leurs peuples.

La révolte est ainsi synonyme d’un retournement de la honte, à l’instar de la marche des fiertés, où l’on affiche joyeusement une sexualité autrefois étiquetée comme déviante. Mais ces mots d’ordre – « n’ayez plus honte de vous-même », « la honte doit changer de camp » – dont le potentiel subversif est indéniable, ne sont-ils pas aussi devenus des slogans creux, repris par les prescripteurs de bien-être et les marchands de développement personnel ?

D’ailleurs, de quoi a-t-on honte ? De soi-même ? Primo Levi parlait pour sa part de la « honte du monde », de « la honte d’être un homme ». Et Gilles Deleuze, commentant Levi, ajoutait qu’il « n’y a pas de meilleure raison d’écrire » que cette honte-là. La honte est un fait social total. Elle touche à notre expérience intime autant qu’aux phénomènes majeurs de notre époque : le mouvement MeToo, les soulèvements démocratiques, les luttes contre le racisme.

Si le rôle du philosophe est de bousculer nos certitudes, c’est peu dire que Frédéric Gros est un grand philosophe. De page en page, il nous fait envisager la honte sous un jour nouveau, il explore ses innombrables répercussions et, à travers cette épopée philosophique, il nous invite à reconsidérer différemment les questions politiques les plus brûlantes. La honte est un sentiment révolutionnaire (Albin Michel, 2021) est un livre qu’il faut lire. Je reçois aujourd’hui son auteur.

Bon visionnage !

Manuel Cervera-Marzal

 

Références des ouvrages mentionnés durant l'entretien:

Édouard Louis, Qui a tué mon père, Seuil, 2018
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 2015
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 1781
Albert Camus, Le Premier homme, Gallimard, 2016
Annie Ernaux,Une femme, Gallimard, 1989
Didier Eribon, La société comme verdict, Fayard, 2013
J.M. Coetzee, Disgrâce, Seuil, 1999
Toni Morrison, Beloved, 10/18, 1987
Imre Kertész, Être sans destin, 10/18, 1975
Simone Weil, Contre le colonialisme, Payot et Rivages, 2018
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1963
Primo Levi, Si c’est un homme, Pocket, 1947
Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, 2006
Thomas Hobbes, Léviathan, Sirey, 1983
Ziegler, Lesbos. La honte de l’Europe, Seuil, 2020
James Baldwin, La prochaine fois, le feu, Gallimard, 2018
Emile Zola, la Débâcle, 1892
Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, Gallimard, 1943
Emmanuel Levinas, De l'évasion, Le livre de poche, 1998
Franz Kafka, Le Procès, 1925

 

Filmographie

Une femme sous influence, de John Cassavetes

Abécédaire de Gilles Deleuze, de Pierre-André Boutang et Michel Pamart

La Cérémonie, de Claude Chabrol

I am not your negro, de Raoul Peck

Aux Sources , émission publiée le 28/08/2021
Durée de l'émission : 79 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

5 commentaires postés

voila un moment qui se suffit à lui même; clair, posé, réfléchi, ouvert,simple, généreux,brillant,savant, humain. Point de honte du tout mais l'impression de devenir intelligent et moins seul, c est pas désagréable du tout. Merci grand a Frédéric et Manuel...

Par Maunoir Charbonnel, le 20/09/2021 à 21h43

Merci à vous deux ! Cet échange est d’une intelligence, d’une lucidité et d’une générosité hors-norme ! Je me précipite chez mon libraire ! Alain Kaufmann

Par Alain Kaufmann, le 04/09/2021 à 17h27

Trés bel entretien et tellement riche d'enseignement!

Par François Leroux_1, le 04/09/2021 à 14h15

Merci pour cet entretien stimulant et riche. Je dois tout de même avouer que les propos de F. Gros ne sont pas toujours convaincants. Je pense ici à la distinction qu'il fait entre honte et culpabilité. La culpabilité, dit-il, ne serait jamais redoublée, alors qu'on a souvent honte d'avoir honte. Et le sentiment de culpabilité s'accompagnerait d'une certaine satisfaction morale ("je ne suis pas si mauvais que ça, puisque je regrette ma faute"), alors que ce ne serait pas le cas de la honte. Ces deux idées sont très discutables.

On peut très bien se sentir coupable de se sentir coupable si - comme c'est souvent le cas - on porte en soi deux systèmes de valeurs opposés. Supposons, par exemple, qu'une personne ait subi à la fois l'influence d'une morale non violente et d'une morale "aristocratique" selon laquelle il faut défendre son honneur. Si cette personne, au lieu de répliquer à un affront, tend l'autre joue, elle pourra se sentir coupable (à l'égard de sa morale aristocratique) et en même temps coupable de se sentir coupable (en se disant qu'un bon chrétien ne doit pas se sentir coupable d'avoir été non violent).

Ensuite, je ne vois pas pourquoi la honte ne pourrait pas s'accompagner d'un jugement moral positif sur soi-même. Supposons que j'aie honte d'avoir fait quelque chose de bas. Je pourrais alors me dire : "Je vaux mieux que ça" ou "Ce que j'ai fait n'est pas digne de moi". Si je ne pouvais pas me dire une telle chose, cela voudrait dire que je n'aurais aucune honte. Je me complairais dans mon abjection. Or, le simple fait que je me dise "Ce que j'ai fait n'est pas digne de moi" montre bien que j'ai conscience d'avoir une certaine valeur morale. La honte, tout comme le sentiment de culpabilité, suppose un dédoublement interne : la personne est à la fois juge et jugée, accusatrice et accusée ou méprisante et méprisée.

Par J. Grau , le 01/09/2021 à 22h56

A. Ciccone, A. Ferrant (2009), Honte, culpabilité et traumatisme, Paris, Dunod, Livre très intéressant de ces 2 psychanalystes.
Très bon entretien. !! Sujet rarement évoqué qui fait pourtant des ravages !! La honte est toujours un signe d'alarme et toujours en lien avec le narcissisme. Tout comme la culpabilité, elle, est une tension entre moi et surmoi, la honte a pour fonction la protection du moi (qui se croit toujours "maître" chez lui !!) et de son idéal !! La honte a 3 "directions" nous mêmes dans notre intérieur, nous, vis à vis de l'autre et nous, vis à vis du corps social...On l'enfouit, on l'encrypte ou bien on la retourne contre l'extérieur et là on alimente la chaine de la transmission inconsciente de cet affect qui paralyse..D'où l'intérêt de "l'examiner" de près !! Le mépris est une arme qui aime jouer avec elle et on sait ce que cela donne dans la société.
MERCI.

Par franny's, le 28/08/2021 à 17h01