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Algérie : l'indicible guerre

Dans le Texte

Raphaëlle Branche

Plusieurs de mes oncles ont "fait l'Algérie" ; aucun n'a pu en parler. Ce n'est qu'au jour de l'enterrement de l'un d'entre eux, il y a quelques années, que l'expérience militaire a fait irruption dans la scène familiale : drapeaux, uniformes, anciens combattants solennels et mutiques, qui semblaient propriétaires du cercueil et d'un secret impartageable. Interrogés après la cérémonie sur ce que mon oncle avait vécu avec eux, là-bas, ils ont opposé une fin de non-recevoir aussi catégorique qu'éloquente : "Madame, quand on a vu ce qu'on a vu..." (silence, fin de l'échange).

Mes oncles sont de cette génération d'appelés partis faire leur service militaire en Algérie entre 1954 et 1962, pour y oeuvrer à des "opérations de maintien de l'ordre" dans un projet de "pacification" - à l'époque, on ne disait pas qu'il s'agissait d'y faire la guerre, et ce déni étatique a des conséquences immenses. Car il n'y a pas de paix possible après une guerre qui n'a pas dit son nom. Ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont fait là-bas, que les historiens documentent maintenant méthodiquement, recèle une part d'horreur difficile à mesurer.

C'est le lot de toute guerre : ce n'est jamais beau à voir. Mais dans le cas d'une guerre qui fait l'objet d'un déni officiel persistant (ce n'est qu'en 1999 que l'Etat français reconnaîtra avoir livré dans cette ancienne colonie une "guerre"), qui prononce une loi d'amnistie qui interdira toute poursuite pour les exactions commises en infraction au droit de la guerre (lequel n'autorise ni la torture, ni le viol, ni le pillage, ni l'exécution de civils désarmés), couvrant d'un même manteau d'innocence ceux qui y avaient fait l'école et ceux qui avaient commis le pire, un silence collectif s'est organisé qui condamnait chacun à l'hébétude, et à une amnésie impossible.

Les anciens appelés peinaient à parler, leurs proches souvent ne souhaitaient pas savoir ; des hontes, des terreurs, des traumas sont restés enfouis au coeur des subjectivités, et la société tout entière s'est assise sur ces "feux mal éteints". Qu'arrive-t-il à un corps social dont l'histoire est trouée d'un tel non-dit ? Quelle relation pouvons-nous entretenir aujourd'hui avec le monde algérien, nos voisins, nos camarades : de quels silences nos amitiés sont-elle hantées ? Et dans l'islamophobie contemporaine, si patente en France, dans le racisme qui se déboutonne de plus en plus ouvertement sur les plateaux télés, dans les revues et les magazines, quelle part prend ce legs mal symbolisé ?

Difficiles questions, que l'on ne peut manquer de se poser à la lecture du livre de Raphaëlle Branche : "Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?". L'enquête qu'elle a menée, basée sur d'innombrables témoignages recueillis auprès d'anciens appelés et de leurs proches, est un triste trésor : en étudiant leur correspondance de l'époque et leurs journaux intimes - quand ils ne les ont pas brûlés à leur retour, ce qui fut souvent le cas - elle fait apparaître le processus de silenciation qui a privé ces hommes de la possibilité de dire, et qui a creusé dans notre société ce "scotome" : tache aveugle au coeur du champ visuel, à la fois au centre et invisible.

Dans leurs lettres, très souvent, ils parlent de leur "écoeurement" - mot délicat, qui pourrait dire le dégoût, mais recèle une mutilation plus profonde et plus grave - est écoeuré celui a perdu le coeur, siège de son humanité. "Cela me fait mal, écrit un autre, de voir des gars qui étaient de braves types devenir durs et sauvages". Côtoyant au fil des pages ces hommes ordinaires et leur famille, qui ont dû négocier avec l'indicible pendant plusieurs décennies, on se sent peu à peu saisi par une intuition, une hypothèse : et si cet indicible tenait au tabou de leur ensauvagement, c'est-à-dire, au fond, le nôtre, à tous ? 

Judith Bernard.

Dans le Texte , émission publiée le 12/09/2020
Durée de l'émission : 70 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

9 commentaires postés

55'47, "ça serait bien que quelqu'un travaille là-dessus" : c'est exactement l'objet du bouquin de Rigouste à la Fabrique (la généalogie coloniale de la police française, la persistance de l'imaginaire colonial dans le maintien de l'ordre, etc)!

Par LD, le 18/10/2020 à 19h59 ( modifié le 18/10/2020 à 20h02 )

Bonne émission, soulève de nombreuse questions pour un jeune de moins de 30 ans qui n'a pas directement vécu avec cette guerre.
Juste un peu dommage que Judith Bernard prenne autant d'espace, j'ai souvent l'impression d'un besoin de capter l'image et la parole peut être un peu au dépend de l'invité et de l'émission.

Par blurp, le 21/09/2020 à 16h44

Merci beaucoup pour cet entretien.
Les extraits du documentaire "la guerre sans nom" sont toujours à propos. Le dernier donne des frissons de vérité dans le dos.
Mes parents sont des Berbères marocains, je suis né et j'ai grandi dans une commune communiste (Gennevilliers). J'ai vécu ma vie en nageant à contre-courant d'une hostilité sourde de la société française, d'organisation s politiques et plus particulièrement de certaines institutions comme la Police. Je n'ai compris que tardivement l'ampleur des séquelles de la guerre d'Algérie.
J'ai d'abord buté sur la haine vivace de certains des descendants d'Algériens à l'encontre de tout ce que pouvait incarner la France. Un ami m'avait même dit : les Algériens refont tous les jours la guerre d'Algérie. C'est vrai pour certains d'entre eux.
Mais ce que j'ai compris par l'analyse politique, c'est que c'est la même chose pour des descendants du contingent et de pieds-noirs.
A titre d'exemple : quelqu'un comme Darmanin, descendant de pieds-noirs et de harkis, comment la guerre d'Algérie a-t-elle façonné son éducation ? Quel rôle dans son imaginaire le passé colonial algérien peut jouer dans son travail de chef de la Police ? Institution qui on le sait, est précisément arabophobe, et spécialiste d'"arabicides" chaque année...
Comme le dit Raphaëlle Branche et Judith Bernard, le guerre d'Algérie c'est l'irradiation radioactive et venimeuse qui pourrit la societé française et qui a pourri celle des Français descendants de maghrébins comme moi.
Merci encore pour cet entretien.

Par SOUFIANE IKAEN, le 19/09/2020 à 23h09

Merci infiniment pour la finesse et l'intransigeance de cet entretien où j'ai bien eu du mal à garder l'oeil sec.

Par camille escudero, le 17/09/2020 à 11h17

Bonjour à tous,
Je découvre dans les commentaires beaucoup de réserves ou de déceptions, pour une émission que, personnellement, je trouve absolument magnifique. S'agissant du "peu de latitude" laissée à Raphaëlle Branche : l'entretien était plus court que d'habitude, parce que Raphaëlle était attendue ensuite pour une autre interview : nous devions la libérer. Les images ajoutées dans le montage viennent donc augmenter une conversation qui était brève au départ, pour des raisons indépendantes de notre volonté. Dans cette relative brièveté, il n'était pas question pour moi d'orienter la discussion sur un quelconque "manque" (pour répondre à Maryse) du livre (qui mentionne évidemment le travail d'Henri Alleg et tant d'autres), livre qui est au contraire d'une richesse impossible à restituer dans la conversation. Ma propre frustration au sortir de la conversation tenait plutôt à l'impossibilité où je m'étais trouvée d'en discuter d'innombrables motifs essentiels et passionnants. S'agissant du caractère un peu directif de mes questions enfin, il procède de la démarche propre à Hors-Série, qui s'efforce d'alimenter une réflexion politique : s'agissant du travail d'une historienne, il y a un geste d'orientation et de reprise de la recherche pour en éclairer les perspectives politiques ; c'est le geste que je fais dans cette conversation, comme dans toutes les conversations que je conduis à Hors-Série. Pour la remarque de Salim enfin, offensante à l'endroit du travail de Raphaëlle, et nullement argumentée, elle me paraît tenir de la posture et de l'invective et ne présente donc guère d'intérêt en l'état.

Par Judith, le 14/09/2020 à 11h29

On peut avoir l'impression (c'est mon cas) que Raphaëlle Branche dispose de peu de latitude pour entrer dans le cœur de sa recherche, pour élargir ou approfondir les questions très encadrées qu'on lui pose, et d'autant moins de temps pour s'exprimer que l'entretien doit faire place à de nombreux documents rapportés pour "imager" les propos et qui, le plus souvent, lancent l'attention vers des pistes qui mériteraient chacune de plus amples développements.
Autrement dit, c'est très intéressant mais je reste un peu sur ma faim.

Par René THIBAUD, le 13/09/2020 à 23h41 ( modifié le 13/09/2020 à 23h53 )

s'il vous plait , arrêtez d'inviter des gens qui ne savent pas de quoi ils parlent sur l'Algérie ou les Berbères ... c'est consternant ! le post-colonialisme culturel , c'est pas très très bien .

Par Salim Benmeziani, le 13/09/2020 à 21h11

Bonjour,
Je viens d'écouter attentivement cet interview mais je ne comprends pas trop pourquoi, Mme Bernard, vous n'avez pas relevé de nombreux manques à savoir des journalistes comme Madeleine Riffaut qui dans l'humanité tous les jours racontait ce qu'elle voyait faire en Algérie puis les récits comme celui d'Henry Alleg qui avertissait sur la torture.
Je comprends que l'auteure choisisse de ne pas en parler mais vous , vous deviez le relever.
Je suis toujours passionnée par vos émissions mais là je trouve qu'il y a des manques.
Mme Vidal Maryse le 12/09/2020 à 16h06

Par Maryse Vidal, le 12/09/2020 à 16h06

Une discussion passionnante, merci ! Il y a le travail de Mathieu Rigouste, L'Ennemi intérieur, sur cette généalogie coloniale des pratiques et des discours policiers ou militaires qu'évoque Raphaëlle Branche vers la fin de l'entretien. Rigouste fait le lien entre l'élaboration d'une doctrine de la guerre contre-révolutionnaire dans l'armée française, son expérimentation en Algérie, et la mise en place d'un ordre dit sécuritaire dans la France des années 1980-1990. Ce serait bien de faire un épisode de "Dans le texte" là-dessus d'ailleurs... :)

Par awelht, le 12/09/2020 à 15h56