Décentrer l'Occident
Dans le Texte
Thomas Brisson
Judith Bernard
Difficile en ce moment de regarder ailleurs que vers le mouvement des Gilets Jaunes, qui magnétise le présent et électrise les mobilisations jusqu'à Bassora (Irak). Il semblerait que ce soulèvement populaire ait à nouveau mis la France au centre de l'attention, alors que notre entretien de la semaine était justement conçu pour décentrer le regard. Prévu de très longue date, comme la plupart de nos émissions puisque Hors-Série a vocation à étayer les débats contemporains par des réflexions de longue période, il peut de prime abord sembler en porte à faux avec la situation actuelle. Et pourtant, comme toujours, il est riche d'enseignements qui permettent de faire retour sur les semaines d'une folle intensité politique que nous sommes en train de vivre.
L'ouvrage de Thomas Brisson s'intitule Décentrer l'Occident ; il examine les trajectoires des intellectuels "post-coloniaux", catégorie vaste et hétérogène tenant ensemble des chercheurs issus du monde asiatique, et d'autres issus des mondes arabes et indiens, qui ont en commun de venir de sociétés que l'impérialisme occidental a brutalement transformées. Ils composent cette altérité que l'Occident a prétendu connaître, décrire et assujettir, et ont, chacun à leur manière, tenté d'opposer à cette domination des modèles alternatifs construits à partir de référents culturels "indigènes".
L'enjeu d'une telle production théorique n'est pas seulement de restaurer une autonomie intellectuelle et culturelle qui permette à chacun de rester "fidèle à soi", ou de s'émanciper d'une tutelle aliénante. Il consiste aussi à explorer les issues de secours qui s'offrent à tous, occidentaux comme non-occidentaux, pour s'arracher à l'impasse que se révèle être désormais la modernité occidentale : ses mirages sont partout apparus pour ce qu'ils sont en fait - des opérateurs d'aggravation des inégalités, destructeurs des liens sociaux comme de l'environnement. L'urgence où nous sommes aujourd'hui de sortir de cette impasse ne peut que nous rendre attentifs à ce que ces chercheurs ont mis au jour, et à nous saisir de leurs outils conceptuels comme ils se sont saisis des "nôtres". Dans l'immense champ théorique qu'ils ont labouré, on s'intéressera par exemple aux études subalternistes, produites par des historiens indiens qui ont récusé l'historiographie officielle (consacrée au rôle des élites dans le récit national), pour privilégier le rôle des subalternes dans les transformations historiques de leur société.
Pourquoi retenir cette composante-là de la pensée post-coloniale, plutôt que n'importe quelle autre ? Parce qu'elle est singulièrement opératoire pour appréhender ce qui nous arrive aujourd'hui, en France : les études subalternistes ont ainsi proposé la notion de "domination sans hégémonie" pour décrire l'état d'une société où les élites exercent une domination factuelle, écrasante, sur les classes subalternes, mais non hégémonique : la domination n'étant nullement perçue comme légitime, elle n'empêche pas les dominés de produire un imaginaire et des pratiques alternatives et contestataires, lesquelles doivent être comprises comme une action politique à part entière, quand bien même elles n'emprunteraient pas les formes traditionnellement perçues comme constitutives de la politique (parti, syndicat, etc). Difficile de ne pas voir dans ces propositions analytiques de très précieux outils pour penser ce qui se soulève aujourd'hui en France, qui porte un gilet jaune et qui exige désormais plus que les "droits" dont l'Occident a exporté partout le concept souvent un peu creux : ce qui se réclame désormais ce sont des responsabilités, et cela aussi, la pensée post-coloniale en a esquissé l'exigence.
Commentaires
7 commentaires postés
@GaM : Hors-Série observe avec passion le mouvement des Gilets Jaunes ; mais notre spécialité n'est pas de couvrir l'actu (nous programmons nos émissions minimum trois semaines à l'avance !) ; aussi sommes-nous forcément un peu à contre-temps par rapport à cette actualité politique (cf l'édito en page d'accueil de notre site).
Par Judith, le 01/01/2019 à 21h21
@Godile : vous n'avez manifestement pas compris la démarche de Bouteldja (et n'avez pas compris son livre si vous l'avez lu ; livre dont je vous rappelle qu'il est sous-titré : "Vers l'amour révolutionnaire" - il s'agit de lier les communautés, pas de les opposer !) Quand elle décrit le phénomène (avéré : c'est une réalité) de non-dénonciation d'un viol à l'intérieur d'une communauté racisée, elle DÉCRIT un fait. Elle s'efforce de l'ANALYSER. D'en comprendre les raisons. Elle n'a jamais prescrit une telle conduite. Vous ne comprenez pas que sa démarche est descriptive, et non prescriptive. Usez de vos lumières plutôt que de prétendre dénoncer l'obscurantisme que vous croyez percevoir chez autrui.
Par Judith, le 01/01/2019 à 21h20
Mais vous n'avez pas compris h boutelja! Sa revendication d'appartenance n'est pas un altruisme comme le néo-confucianisme tel qu'il vous est décrit. Bien au contraire. Cette revendication est "contre" les autres communautés qui sont vues comme oppressives. Elle absout ceux de mon groupe de ce qui serait insupportable de la part des "dominants". Ainsi, si je suis violée par un homme de mon groupe, je ne le dénonce pas, car il est opprimé lui même...C'est exactement ce que l'on disait aux femmes dans notre société jusqu'à récemment. Dénoncer un oncle incestueux amènerait la honte sur toute famille. Judith! un peu d'esprit critique!!
Par Godile, le 22/12/2018 à 23h26
Hors Série a du mal avec les gilets jaunes? ou je me goure ?
Par GaM, le 20/12/2018 à 21h09
Comme Luc Lefort, j'ai trouvé la "2ème" partie vraiment très intéressante et enrichissante alors qu'au début c'était plus difficile à suivre.
Merci
Par Winston Zweig LPL, le 17/12/2018 à 20h41
une émission dont l'invité t brisson, semble mal à l'aise au début, mais qui après, nous donne plein d'infos sur "l'éssencialisme stratégique", "le subalternisme", le parcours d'intellectuels postcoloniaux ou décoloniaux, ou le néo confucianisme.
très belle réponse de t brisson qui cite la définition de g deleuze de l'homme de gauche: qui place l'ensemble planétaire en priorité, puis le continent, le pays, la région, la famille...au contraire de tous les franchouillards, souverainistes, patriotards...
j bernard cite h boutelja, du "parti des indigènes de la république" on n'a l'impression que c'était le but de cette émission sur la "pensée décoloniale": on n'a les buts "subversifs" qu'on peut!
Par luc lefort, le 16/12/2018 à 19h04
très intéressant. Décentrer les droits de l'homme, est-ce leur donner la position centrale?
Par Robert., le 15/12/2018 à 22h23