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Sortir de l'imposture sécuritaire

Dans le Texte

Vincent Sizaire

A chaque nouvel assaut terroriste, en France ou ailleurs, le même petit théâtre politique aussitôt s'érige et proclame : "ça prouve que le niveau d'alerte reste très élevé, et qu'il faut prolonger l'état d'urgence". Ça "prouve" ? Qu'est-ce que ça prouve ? On pourrait renverser la démonstration : ça prouve que l'état d'urgence, en place depuis novembre 2015, n'empêche nullement les assauts terroristes. Que cette inefficacité, maintes fois démontrée, n'empêche ni sa prorogation - envisagée au delà du 15 juillet prochain désormais - ni sa conversion en droit commun (déjà entamée avec la loi "Sécurité publique" de février 2017). Que cette installation pérenne dans notre droit révèle surtout le goût que les politiques ont pour ce "sécuritarisme" qui ne protège que les droits des forces de l'ordre à s'autoriser toujours plus de largesses, tandis que les citoyens voient leurs libertés et leur sûreté gravement mises en péril.

Dans l'opinion commune (en fait dans les catégories de population qui n'en subissent pas directement les lourdes conséquences) circule vaguement le sentiment, évidemment conditionné par le matraquage médiatique, que l'état d'urgence est nécessaire, et que "ce serait bien pire" s'il n'était pas en vigueur. On peut s'en tenir à la paresse de ce sentiment, qui a le mérite d'être très confortable - comme il est confortable, d'une manière générale, de faire crédit à nos dirigeants de leur bonne foi et des vertus des modèles politiques qu'ils se proposent de nous infliger, ainsi qu'en témoigne la sidérante hégémonie actuelle de l'hypnose macroniste...

On peut au contraire prendre l'option critique, plus exigeante : se tourner vers des chercheurs sérieusement documentés, des praticiens de la justice réellement expérimentés - et conclure avec eux que l'état d'urgence n'est ni nécessaire, ni efficace. Qu'il est évidemment gravement attentatoire aux libertés publiques (on le soupçonnait déjà mais l'on pouvait se bercer de l'illusion que la sacro-sainte "sécurité" méritait bien qu'on lui sacrifie un peu de liberté) ; mais qu'il est en outre objectivement dangereux, augmentant tendanciellement le risque d'attentat terroriste.

C'est l'une des analyses proposées par Vincent Sizaire, dans son remarquable essai Sortir de l'imposture sécuritaire (La Dispute, 2016). Vincent Sizaire est juge ; il est bien placé pour connaître les rouages des lois sécuritaires, et leurs effets réels dans la pratique quotidienne de la justice. Il est aussi chercheur, Maître de Conférences Associé à Nanterre, et a fourni un énorme travail de documentation historique, retraçant l'histoire de cet "autoritarisme" qui fait un retour en force depuis le milieu des années 80. Car ce sécuritarisme, qui se fait passer pour pragmatique - alors qu'il n'a jamais fait la preuve de son efficience - et pour "moderne", ne sort pas de nulle part. C'est le retour de la vieille réaction autoritariste, qui travaille depuis plus de deux siècles à démanteler le socle humaniste de notre droit, forgé par les Constituants de 1791. Les Révolutionnaires, hantés par les abus de pouvoir de l'Ancien Régime, promouvaient un modèle pénal essentiellement soucieux de protéger les citoyens contre l'arbitraire et la démesure de la répression ; la "sûreté" en était la clef de voûte - la sûreté, ou l'assurance qu'on ne sera pas poursuivi pour n'importe quoi, et que ce qui menace réellement la cohésion sociale sera promptement, raisonnablement et efficacement sanctionné.

Désormais, c'est la "sécurité" - promesse intenable, qui prétend garantir l'utopie monstrueuse d'un monde où la délinquance est empêchée d'advenir - qui est le mantra de la rhétorique politico-judiciaire : non seulement on y est interpellé, gardé à vue, voire détenu, pour n'importe quoi, mais on y constate quotidiennement que la grande délinquance - notamment la financière, en col blanc, largement favorisée par le néolibéralisme et son goût immodéré pour la circulation très libre des capitaux - y mène grand train, devant des opinions au mieux scandalisées, au pire encouragées à les imiter, à la mesure de leurs moyens.

On l'aura compris, à la lumière des travaux de Vincent Sizaire, les politiques sécuritaires font fausse route : c'est une impasse réactionnaire et dangereuse. Mais il ne s'en tient pas à ce diagnostic alarmant. En rappelant à la mémoire collective le modèle pénal des Constituants de 1791, il réhabilite une autre philosophie du droit pénal, humaniste, raisonnable, pragmatique ; il nous propose le principe de la "sûreté", vrai idéal à poursuivre, et qui nous armerait non seulement contre les abus de pouvoir des autorités répressives, mais aussi contre toutes les formes d'abus de position dominante - celles employeurs, celles des multinationales... Au lieu de la "sécurité" que le néolibéralisme tend mécaniquement à promouvoir, pour juguler l'insécurité sociale qu'il génère tout aussi mécaniquement, la "sûreté" s'offre à nous comme un outil de résistance contre le néolibéralisme triomphant - dont notre nouveau monarque semble déterminé à étendre encore l'empire... Il est donc plus qu'urgent de se ressaisir de ce bel outil de lutte, et avec lui de l'esprit révolutionnaire dont les Constituants nous ont transmis le précieux legs.

 

Dans le Texte , émission publiée le 24/06/2017
Durée de l'émission : 75 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

13 commentaires postés

Merci beaucoup pour cette trilogie liée aux systèmes judiciaire et pénitencier français : j'ai les idées plus claires, et plus d'arguments pour étayer mes propos !!

Par Sarah Proche, le 15/08/2017 à 08h48

Merci Judith pour vos réponses.
Ca n'engage que moi, mais ça me manque (un peu), les Dans le texte sur des romans. C'est par cette porte que j'ai acheté, lu et aimé Vinaver, Delaume, Hugo, Audouard, Jenni, Lola Lafon.

Par Damien, le 04/07/2017 à 13h21

@Laurent Kloetzer : je regrette que vous ayez l'impression que "j'essaie de faire dire" à mon invité des choses qu'il ne voudrait pas dire. Sur le lien entre néolibéralisme et sécuritarisme, il le propose lui-même dans son ouvrage, par exemple ici : "L'idéologie néolibérale tend à transformer le procès pénal en outil de gestion coercitive de la déviance. Cette déformation n'est nullement le fruit d'un plan concerté, mais la conséquence mécanique de l'instauration de cette société de concurrence dans laquelle les différentes structures garantissant à l'individu la satisfaction de ses besoins sociaux fondamentaux sont progressivement démantelées, plongeant dans l'insécurité sociale une part toujours plus importante de la population ; [...] les politiques économiques néolibérales sont à l'origine de comportements déviants qui vont être confrontés à la régulation pénale par l'effet de l'effondrement ou de la disqualification des autres formes de régulation" (Sortir de l'imposture sécuritatire, p.32).
Quand je l'interroge sur ce lien, cette "conséquence mécanique", pour examiner plus avant quel type de causalité il peut y avoir entre néolibéralisme et sécuritarisme, je "n'essaie pas de lui faire dire des choses", je l'encourage à approfondir à partir des pistes qu'il donne lui même. Son analyse est déjà politique - n'essayez pas de (vous faire) croire que c'est moi qui politise à outrance son propos.

Par Judith, le 03/07/2017 à 15h23

L'intervenant est très intéressant et très au fait de son sujet. La différence sécurité/sûreté, le retour aux fondamentaux des lumières, etc. C'est très bien. J'ai un peu de mal avec les choses que Judith essaie de lui faire dire: les lois sécuritaires au service de l'Ultra-Libéralisme (je mets des majuscules, parce qu'on voit bien que c'est le Méchant) ou du Capitalisme (idem), c'est carrément maladroit (IMHO)... Mais de manière générale, tout ce qui fait de la pédagogie sur ces sujets est bienvenu et cette émission ainsi que la précédente sont très utiles.

Par Laurent Kloetzer, le 02/07/2017 à 14h28 ( modifié le 02/07/2017 à 14h29 )

Entretien fascinant.

Et dont on a bien besoin par les temps qui courent !

(ce message vous a été offert par l'Association des Remerciements qui n'Osent pas Dire son Nom)

Par HBK, le 30/06/2017 à 01h22

Les entretiens avec des auteurs de fiction (ou de poésie ou toute autre démarche d'écriture et de création, pourquoi pas ?...) ont cependant l'avantage d'échanger à propos de la forme, du dispositif d'écriture, du langage employé et inventé, d'une recherche créative, sensible... toutes choses hélas évacuées lors d'entretiens avec les auteurs d'essais lors lesquels il n'est question que du contenu, que du sujet abordé, que de la simple énonciation des idées seules (toujours remarquables mais en court-circuitant la réflexion sur le langage).

Par gomine, le 26/06/2017 à 11h56

« La sécurité est ailleurs », Journées de l’Appel des Appels, les vendredi 30 septembre et samedi 1er octobre 2016
Appel des appels, « La sécurité est ailleurs » à voir sur : http://www.appeldesappels.org/l-appel-des-appels-remettre-l-humain-au-crur-de-la-societe/-la-securite-est-ailleurs-journees-de-lrappel-des-appels-les-vendredi-30-septembre-et-samedi-1er-octobre-2016-1728.htm

Par morvandiaux, le 26/06/2017 à 08h56

Bonjour Damien, voici deux réponses :
La ligne des Dans le texte s'oriente majoritairement vers les essais parce qu'ils permettent un véritable entretien avec l'auteur (un(e) essayiste excelle en général à développer à l'oral son propos : c'est un prolongement naturel de son travail d'écriture). Ce qui est moins le cas avec un(e) romancier(e) : dans la fiction tout est dit, il n'y a pas de commentaire à ajouter - pas de la part de l'auteur(e), en tout cas. J'ai trop souvent buté sur des réponses autour de "l'inspiration", "c'est comme ça", "je ne sais pas ce qui me traverse quand j'écris" pour me laisser facilement tenter par un entretien autour d'une fiction. Je le fais tout de même, une fois par an, pour rendre justice à mes passions (j'adore les romans !), mais c'est un exercice très casse-gueule (et moins recherché par nos abonnés, il faut bien le dire : les émissions sur les fictions sont moins regardées).
Pour mon entretien avec Houria Bouteldja je distinguais le registre littéraire - à la poursuite d'une forme de vérité - et le registre politique (à la poursuite d'une forme d'action). Je n'ai pas employé le terme de "morale", qui n'est guère de mon vocabulaire. Ce qui me pousse à dire ça est une intuition toute subjective, nullement étayée par quelque théorie que ce soit, résultant simplement de ma fréquentation des textes... Sentez-vous très libre de me contredire !

Par Judith, le 25/06/2017 à 22h24

Merci à nouveau pour cette émission, toujours un plaisir à regarder.

J'ai 2 question pour vous Judith :
La ligne éditoriale de Hors-Série est-elle orientée vers les essais plutôt que sur la littérature ? Ou alors reviendrez-vous à la littérature au gré des envies/découvertes/lectures du moment ?
J'ai une réflexion qui me questionne depuis l'entretien avec Houria Bouteldja (ouaih c'est pas tout tout récent !). Vous y distinguiez (je fais de tête...) la littérature, qui travaillerait plutôt la question de la vérité, à la politique, qui s'occuperait davantage de morale. Qu'est ce qui vous fait dire ça ? D'où vient cette distinction ?

Par Damien, le 25/06/2017 à 20h12

Ah flûte la coquille :-( !!! Merci pour votre vigilance... Et vos remerciements !

Par Judith, le 25/06/2017 à 11h36

Merci merci, toujours très stimulant quand les entretiens s'enracinent notamment dans une grande attention portée à la précision des termes utilisés.
(Petite coquille sur le panneau accompagnant le commentaire à propos de Louis-Philippe : il s'agit du 9 août 1830 - et non 1930 ^^ - )

Par Pompastel., le 25/06/2017 à 09h55 ( modifié le 25/06/2017 à 09h56 )

Merci Judith pour ce passionnant entretien !

Par Jean-Michel Guiet, le 24/06/2017 à 21h27

S'il y a "imposture" cela suppose des "imposteurs" qui ont tout intérêt à la fabrique du consentement ; dans le cadre de la "formation citoyenne" cette vidéo devrait être largement diffusée, sur les médias publiques en particulier, la nécessité d'une plate-forme internet reliant l'ensemble des questions soulevées devient de plus en plus impérieuse.
merci pour cette émission. (voir ou revoir Roland Gori : la Fabrique des imposteurs - vidéo durée 1h40 : https://www.youtube.com/watch?v=2FEtiA18lZU

Par morvandiaux, le 24/06/2017 à 17h58