Hors-Série
Arret sur Images
Me connecter
abonnez-vous


Le maniement des hommes

Aux Sources

Thibault Le Texier

Tous ceux qui me connaissent un peu intimement vous le diront : ranger c’est ma passion. « Chaque chose a sa place et chaque place a sa chose » est un peu mon mantra, j’hésite à me le faire tatouer sur cou... J’adore organiser mes placards, rationaliser mon armoire, je kiffe les classeurs, les dossiers et les agendas et chaque jour je me demande comment je pourrais optimiser mon environnement et m'organiser plus efficacement. Alors évidemment, ça ne marche pas aussi bien que je le voudrais. La plupart des agendas sont restés vierges et des piles de paperasse attendent toujours de trouver leur place dans des classeurs tout neufs et tout vides. Mais peu importe, l'efficacité et la rationalité m’ont toujours semblé être des qualités hautement respectables...

La grande force du travail de Thibault Le Texier, c’est de montrer que la rationalité managériale, qui a fait du principe d’efficacité la valeur cardinale de nos sociétés, n’a pas été qu’un simple outil au service de la logique marchande. Elle est un mode de gouvernement total qui a étendu son application à tous les aspects de la vie humaine mais dont on méconnaît la finalité. Il ne s’agissait pas seulement, pour Frederick Taylor ou ses héritiers, de maximiser les profits des propriétaires de l'entreprise dans laquelle ils mettaient en oeuvre leurs principes. Le profit n’était finalement pour eux qu’un moyen de valider l’efficacité du système. Le capitalisme pourrait s'effondrer demain, rien ne garantit qu'il entraînerait le management dans sa chute.

Nous sommes aujourd'hui tous managés et tous managers. Nous passons notre temps à gérer et à être gérés, à mesurer et à être mesurés, à évaluer et à être évalués. C'est devenu un sens commun que personne ne songe plus à remettre en question. Qui serait contre la performance? Qui pourrait revendiquer son inefficacité? Or, montre Thibault Le Texier, il n’est en rien naturel pour un être humain de révérer le principe d’efficacité plus que celui de justice, de loyauté, de liberté ou d’égalité, et ça n'a d'ailleurs pas toujours été le cas. Il est donc possible que ça change un jour ! Il faudrait juste qu'il s'arrête de pleuvoir. Pour qu'on puisse s'organiser. Parce que je sais pas vous, mais moi la pluie ça mine mes performances...

 

Thibault Le Texier, Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité manageriale. (La Découverte, 2016)

Les films de Thibault Le Texier dont le Facteur humain et L'invention du désert sont visibles sur son site www.letexier.org

 

 

Aux Sources , émission publiée le 04/06/2016
Durée de l'émission : 72 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

10 commentaires postés

Superbe ! Mais quid de la sectarisation dans ces nouveaux managers ? L'entreprise vécue comme secte est-ce concevable ?

Par Jean-Michel Guiet, le 27/10/2016 à 19h44

Emission très intéressante oui, le point de vue développé donne beaucoup à réfléchir.

Bon, par contre, je trouve que les reproches qu'il fait à Lordon montrent surtout qu'il ne l'a pas bien lu ou pas bien compris. De fait, quand Lordon s'est intéressé à Spinoza, c'était justement à partir du constat que la logique de maximisation rationnelle du profit n'était pas à l'oeuvre dans un cas qu'il a étudié. Et c'est là qu'il est aller piocher chez Spinoza le concept de la maximisation de la puissance d'agir (qui donc regroupe aussi bien le profit, que l'efficacité et que pas mal d'autres choses). Quant à trouver du complotisme chez Lordon, bah, pareil, ça me semble à côté de la plaque, cf l'interview ici-même sur son bouquin Imperium qui théorise précisément cet aspect là.

Enfin après le boulot d'un intellectuel, c'est plus de développer sa propre pensée que de polémiquer à l'infini avec les autres, donc c'est pas grave :p.

Par Al K, le 15/07/2016 à 11h58

Une autre idéologie à questionner est celle de la concurrence généralisée. Il n'est pas rare qu'elle s'oppose à l'efficacité.

Par lalberio, le 10/06/2016 à 10h13

La distinction entre rationalité du management et logique du profit est vraiment très intéressante et utile. Merci à Maja et à son invité.

Quelle surprise, néanmoins, de découvrir qu'avant la généralisation du management rationnel, le monde capitaliste voyait s'épanouir ouvriers et patrons dans une "grande proximité", avec un "lien très fort entre les ouvriers et les patrons qui fait que le soin était naturel", poussant à des "gestes éthiques" et "humanistes", "comme on prend soin des gens de sa famille".
Apparemment l'exploitation salariale aussi, c'était mieux avant.

Par MSC, le 08/06/2016 à 18h55

Vivekananda ; "Raja Yoga" 1895 New York :

"La raison humaine ne peut se mouvoir que
dans un petit cercle ; elle ne peut pas en sortir. Toute
tentative d’évasion est vaine, et pourtant c’est en dehors
de ce cercle de la raison que se trouve tout ce qui est le
plus cher à l’humanité. Tous ces problèmes de l’existence
d’une âme immortelle, de l’existence de Dieu, de l’existence
d‘une intelligence suprême qui guide cet univers,
sont au-delà du domaine de la raison. La raison ne pourra
jamais les résoudre. Que dit-elle? Elle dit : Je suis agnostique,
je ne puis dire ni oui ni non. Et pourtant ces
questions offrent pour nous une immense importance.
Si i’on n’y fait aucune réponse convenable, la vie humaine n’a pas de raison d’être. Toutes nos théories éthiques,
toutes nos conceptions morales, tout ce que la
nature humaine renferme de bon et de grand a été mo-
delé sur des réponses qui nous sont venues d’au-delà du
cercle. Il est donc très important que nous ayons des
réponses à ces questions. Si la vie n’est qu’on jeu de
courte durée, si l’univers n’est qu’un groupement fortuit
d‘atomes, alors pourquoi agirions-nous bien envers notre
prochain? Pourquoi la pitié, la justice, la compassion?
Le mieux dans ce monde serait de battre le fer pendant
qu’il est chaud, chacun pour soi. Si l’espoir n’est qu’un
vain mot, pourquioi aimerais-je mon frère au lieu de lui
couper la gorge ? S’il n’y a rien au-delà, s’il n’y a pas de
liberté, s’il n’y a que des lois sévéres et mortes, je devrais
tout simplement chercher ici-bas le bonheur pour moi même.
De nos jours on trouve des gens qui prétendent
prendre des raisons d’ordre utilitaire comme fondement
de la moralité. Mais quelle est la base de la moralité?
Procurer le plus grand bonheur au plus grand nombre.
Pourquoi m’y appliquerais-je 7 Pourquoi ne causerais-je
pas le plus grand malheur au plus grand nombre si cela
me convient? Que répondront les utilitaristes? Comment
savez-vous ce qui est bien ou ce qui est mal? Je suis
poussé par ma soif de bonheur, je la satisfais car telle
est ma nature, je ne connais rien d’autre. J’ai ces désirs
et il faut que je les assouvisse ; pourquoi vous en plaindriez-vous?
D’où viennent toutes ces vérités sur la vie
humaine, la moralité, l’âme immortelle, Dieu, l’amour,
la sympathie, la bonté et, par-dessus tout, l’altruisme?
Toute l’éthique, toute l’activité humaine, toute la pensée
humaine reposent sur cette idée unique d’altruisme ;
toute la notion de la vie humaine peut être résumée
en un seul mot : altruisme. Pourquoi serions-nous altruistes?
Oh trouverai-je la nécessité, la force, le pouvoir
d’être altruiste ? Vous prétendez être rationaliste, utilitaire,
mais si vous ne me montrez pas une raison à cette
utilité, je dis que vous êtes irrationnel, Montrez-moi
pourquoi je ne dois pas être égoïste Demander à quelqu’un
de ne pas être égoïste peut être fort poétique, mais
la poésie n’est pas la raison. Donnez-moi une raison
Pourquoi dois-je être altruiste, pourquoi dois-je être bon?
Le fait que c’est l’avis de M. Untel ou de Mme Unetelle
n’a pas beaucoup de poids. A quoi me sert-il d’être altruiste?
Si par intérêt on entend la plus grande quantité
de bonheur, mon intérêt c’est d’être égoiste. Quelle est
la réponse? L’utilitaire ne pourra jamais la fournir. La
réponse est que notre monde n’est qu’une goutte d’eau
dans un océan infini, un maillon dans une chaîne infinie.
Oh cette idée d‘altruisme a-telle été trouvée par ceux
qui l’ont prêchée et enseignée à l’humanité? Nous savons
que cette notion n’est pas instinctive ; les animaux, qui
ont de l’instinct, ne la connaissent pas. Ce n’est pas non
plus de la raison, car la raison ignore tout de ces idées.
Alors, d'os sontelles venues?
En étudiant l’histoire, nous voyons que tous les grands
instructeurs religieux que le monde ait jamais connus
ont eu ceci en commun : tous prétendent avoir reçu leurs
vérités de l’au-delà, bien que beaucoup d’entre eux
n’aient pas su d’où elles venaient. L’un, par exemple,
nous dit qu’un ange ayant forme humaine, avec des ailes,
est descendu vers lui et lui a dit : Écoute, humain, voici
le message! Un autre dit qu’un deva, un être lumineux,
lui est apparu. Un troisième dit avoir rêvé que son ancetre
est revenu faire certaines révélations ; il n’en sait
pas davantage. Mais il y a ceci de commun entre eux,
que tous prétendent avoir reçu cette connaissance de
l’au-delà et non par leur faculté de raisonnement. Qu’enseigne
la science du Yoga? Qu’ils avaient raison de pré-
tendre que toute cette connaissance leur est venue d’audela
du raisonnement, mais qu’en réalité elle est venue
d’au-dedans d’eux-mêmes.
Le yogin enseigne que l’esprit lui-même est susceptible
d’un état d‘existence supérieure, au-delà de la raison, un
état supraconscient et que, lorsque l’esprit parvient à
cet état supérieur, l’homme acquiert cette connaissance
qui est audela du raisonnement"

Par Gauthier R, le 05/06/2016 à 23h57

Après réflexion et une seconde audition, je souhaite modérer mon propos précédent. D'abord dire que cet entretien est à voir absolument, bravo pour le sujet, que je crois central pour comprendre notre société, bravo pour avoir détecté Thibault Le Texier, qui apporte une intelligence précieuse, et merci pour les premières minutes d'introduction qui posent bien le cadre, entre autre lorsqu'il positionne « le management » comme le courant intellectuel le plus influent du 20ème Siècle, ce qui permet de comprendre en filigrane le courant qui a construit la société actuelle, donc la politique qui la caractérise.

Beaucoup de choses importantes et/ou nouvelles sont dites, malheureusement un peu au milieu d'informations beaucoup plus banales.

C'est super et fort juste d'avoir évoqué Gaston Lagaffe dans ce thème, mais c'est très dommage de ne pas avoir souligné le fait que Franquin avait remarquablement anticipé le mouvement social des nouveaux managers, les Steve Jobs qui, alors stagiaires, se promenaient en baskets éventrées ou revenait subitement après 6 mois d'absence non annoncée pour aller voir son gourou en Inde.
Le monde professionnel qu'instaure Gaston Lagaffe, à contre-courant de celui de l'époque, regardez bien, c'est celui de Google aujourd'hui. Il montre justement les frictions du glissement entre un management de l'efficacité encore trop souvent tendu pour le résultat comptable vers celui de l'efficacité stratégique orientée vers l’innovation indispensable à l'entreprise pour rester en tête de peloton dans une économie de libre concurrence.

Par Thomas Gelée, le 05/06/2016 à 14h24 ( modifié le 05/06/2016 à 14h55 )

Masta Ace , every other day , album: "disposable arts" 2001 JCOR Records

https://www.youtube.com/watch?v=QLWJ5ZnKNY4&feature=share

If you want to be a winner
The streets stay cold
Everybody turn sinner
[...]
Every other day we see the sign of the time
"No mutherfucker you not gonna take mines"
Every other day we see the fake ass lies
Run it all day, red eyes on the prize

[...]
We'r in the same mission: trying to get out of his position
Listen, it doesn’t matter if you’re Muslim or Christian
Everybody need a little food in the kitchen
Hindus and Jews, they all feel the tension
And any other race or religion I didn’t mention
You hit the streets try to make a little cheddar
Hoping that the cheddar’ll make your life a little better
[...]
See, what you’re facing is a wild situation
The hardest thing to do is try to be a little patient
Life is like a track and everybody's racing
You about to get caught by the same shit you chasin’


I hope one day it might be a little clearer
You want to find the trouble take a look in the mirror
[...]
So recognize we live in a new [...] era
Money, cash, hoes – the Guantanamera
Ain’t nothing changed!
Everyone still want the Benz and the Range
Everybody still want the gems and the chains
[...]

Bonus track (cadeau pour maja) : walk in the park , the sound providers
https://www.youtube.com/watch?v=sLfwOKc0vts

Par Gauthier R, le 05/06/2016 à 10h17 ( modifié le 05/06/2016 à 12h01 )

Pas du tout inintéressant, mais quand même un peu décevant.

Enfin j'espère que Maja Neskovic est juste restée trop longtemps collée à des aspects qui étaient nouveaux pour elle, mais auxquels il me semble avoir été formé il y bientôt 30 ans par l'Institut Français de Gestion.

La vidéo finale présente très justement une partie importante de la question qui eût du être je crois le principal de l'entretien.

Tant les impacts politiques considérables que les conséquences pratiques de l'annulation de l'autonomie et de l'indépendance des professionnels en les dépossédant de leur métier par la mise en œuvre des techniques de management, elles même fortement évolutives, est trop brièvement survolée alors que l'on passe beaucoup de temps sur l'analyse des outils du fordisme très bien connue depuis fort longtemps.

C'est pourtant le cœur du sujet, à l'heure où de plus en plus souvent c'est le management qui garde la décision finale à travers des procédures ou des machines, par exemple dans un avion de ligne moderne ce sont les ordinateurs de bord qui ont la décision finale d'actionner les commandes et non le pilote, ou bien en salle des marchés à la bourse ou elles décident des transactions, cela parce que l'on est sûr qu'elles appliqueront rigoureusement la procédure pré-établie par le management technologique sur la quelle la direction générale a établie sa stratégie d'entreprise.
Au risque de provoquer des catastrophes, il est préférable de laisser toutes les commandes de l'entreprise à son management qui pourra immédiatement expliquer les raisons d'un accident plutôt que de prendre le risque de l'aléa humain qui, dans le cas il n'aurait pu éviter le pire, entraînera des semaines d'incertitudes, entre-autre boursières, pendant la durée des enquêtes pour tenter de l'expliquer.

Par Thomas Gelée, le 04/06/2016 à 19h41 ( modifié le 04/06/2016 à 20h18 )

Christophe Dejours, Marie Pezé ou Roland Gori dépassent ce point de vue intéressant, certes, mais assez limité.

Par morvandiaux, le 04/06/2016 à 18h01

magnifique émission. merci EG

Par vegian, le 04/06/2016 à 16h17