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De la violence politique

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Denis Lachaud

C'est un roman qui m'a été offert l'hiver dernier, par un des comédiens de ma troupe de théâtre : "Ça devrait te plaire" (sourire très confiant). Parce que l'auteur est un homme de théâtre, parce que c'est un roman politique, parce que ça s'appelle Ah ça ira ! : "ça devrait te plaire". Et c'est peu dire que ça m'a plu.

Je n'avais rien lu de Denis Lachaud, j'ignorais tout de lui, et j'ai dévoré son bouquin avec une joie sans mélange. Parce que l'écriture est impeccable - pas de fioritures, pas de bavardage : des scènes ciselées, un oeil de lynx, une voix exacte - et le récit remarquablement ambitieux, osant un corps à corps vigoureux avec toutes les questions politiques qui traversent notre époque.

Cela commence par un crime politique : la séquestration puis l'exécution du président de la République française, en 2017 - oui, ça pourrait être Hollande, en fin de mandat, mais dans le roman le président s'appelle Feuillant (même fausse mollesse, mêmes trahisons). Et le groupe qui a organisé son meurtre s'appelle Ventôse, en hommage à l'un des plus beaux épisodes révolutionnaires de l'histoire de France. Les hommes de ce groupe se sont rebaptisés Marat, Robespierre, Saint-Just, ils ont cru pouvoir répéter le geste de 1793, l'abolition de la monarchie par la mort du monarque, mais leur opération est un fiasco : nul renversement de régime ne viendra lui donner du sens, et leur entreprise politique ne les conduira qu'à la prison, à l'hôpital psychiatrique ou à la mort immédiate.

Est-ce à dire que l'heure n'est plus à la révolution ? C'est la génération d'après qui aura à trancher cette question. Le roman traverse deux décennies, celles que "Saint-Just", alias Antoine Léon, passe en prison pour en ressortir en 2037 : le monde a changé, quelques performances technologiques viennent donner l'illusion du progrès dans une société dont la violence politique, froide, purement institutionnelle, s'est encore accrue. Désormais les migrants sont parqués dans des Zones de Séjour Temporaire où une législation spécifique permet de les faire travailler pour un salaire représentant le tiers du Smic - une forme d'esclavage légal, nouvel eldorado du capitalisme. Le prix du logement a continué sa course folle, la jeune génération a toujours plus de mal à se trouver une place, les banlieues connaissent quotidiennement les violences policières et la sourde humiliation de la ségrégation. Et puis quelque chose se passe : des trajectoires se croisent, des événements se superposent, un précipité se forme qui ressemble à un soulèvement populaire. Pas grand chose, au départ : juste une occupation de place - tiens tiens - qui agglomère bien vite tous ceux que la révolte habite, et modifie en profondeur la manière de penser et de pratiquer la politique.

Mais comment faire la jonction avec les quartiers populaires ? Qui faut-il accueillir dans le mouvement ? Que faire face aux violences policières ? Quelle part la violence doit prendre à la lutte ? Les échos de ce récit avec le mouvement Nuit Debout sont innombrables, proprement stupéfiants, et révèlent une puissance visionnaire (le roman, paru l'été dernier, a été écrit il y a plus d'un an) qui tient moins de Damasio que de Spinoza. Car c'est moins la dialectique technologique de l'Histoire qui intéresse Denis Lachaud que la dynamique des affects : comment une affection - quelque événement majeur ou mineur qui vient frapper la sensibilité de tel ou tel individu - génère un affect, ténu ou puissant, qui le pousse à l'action. Laquelle, si modeste soit-elle, fait peu à peu basculer la lutte des classes affectives : et voici que les pas contents l'emportent sur les contents, et que l'ordre est renversé, vraiment. Parce que l'auteur a ici choisi la voie victorieuse : à la fin le gouvernement et l'Etat sont destitués, et la place est faite pour un nouveau monde. Roman consolateur, en cette période où même le mot utopie semble devenu obscène. Roman puissamment incitatif, surtout, qui semble murmurer à l'oreille de son lecteur : "agis, même si tu doutes. Car tu ne sais pas ce que ton action pourra produire, un jour ou l'autre, sur autrui et sur le monde."

 

En accès libre , émission publiée le 14/05/2016
Durée de l'émission : 87 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

12 commentaires postés

Très bel entretien, je vais acheter le livre et peut être que j'écouterai la petite voix à mon oreille....

Par François Leroux, le 23/05/2016 à 21h26

Il y a un point sur lequel je n'ai jamais été d'accord avec Lordon, deja lors de la première interview de Judith.

Lordon croit ( apparemment comme Bourdieu, car il revient avec cela dans une autre interview) : la vérité n'a pas de force intrinsèque, ou une idée vrai n'a pas de force intrinsèque .

Depuis mon enfance, je me suis fait l'observation inverse (les progressistes sont minoritaires et oppressés de toute époque, et pourtant leurs idées s'imposent avec le temps) , et le yoga nous explique pourquoi : je vous invite à le découvrir vous même.

De même Lordon (et Benasayag) , arrive finalement toujours à deux point: le corps ne veux pas du capitalisme , et Spinoza.

Hors ils refusent de faire le pas d'après (qui se relie à la force intrinsèque des idées) , et ils préfèrent se cacher derrière spinoza ( le troisième savoir et la rencontre avec l'esprit de la nature ou Dieu) .

En gros la somatisation est le théorème de Fermat de la psychanalyse, la chose dont la demonstration leur parrait fortuite , alors qu'elle est la clef et en plus magnifique .

Ce que je vois des nuits deboutistes, c'est qu'ils s'agitent, et que finalement ils se fatiguent.

Tout ces militants ( Caron l'idiot du village inclus) me paraissent presque malade: physiquement et mentalement les gens ne sont pas bien .

Spinoza devient très simple quand on pratique le yoga, il est sans doute largement depassé par la puissance conceptuelle des yogas .

Changeons le monde, pratiquons tous le yoga !!!

PS: le point positif : l’âme et l'esprit ne veulent pas du capitalisme, déstresser vous, le combat est déjà gagné .

Par Gauthier R, le 21/05/2016 à 11h35 ( modifié le 21/05/2016 à 11h39 )

https://www.youtube.com/watch?v=SFg71XuhkcY&feature=share


https://www.youtube.com/watch?v=fDSAKfzPvaA&feature=share

Par Gauthier R, le 20/05/2016 à 20h45 ( modifié le 20/05/2016 à 20h54 )

Bien d'accord avec Spawn.
Et dans la continuité: j'aimerai tellement pouvoir réfléchir ici (avec le dispositif HorsSerie) sur les violences policières. La situation coloniale là aussi nous aiderait à penser et à faire des ponts http://reporterre.net/La-doctrine-de-maintien-de-l-ordre-a-change-L-objectif-est-maintenant-de
Et sinon cette phrase énoncée par Judith "dans les aspirants au chaos il n'y a pas d'homogénéité idéologique" résume tout. Elle me réjouit autant qu'elle me déchire. Putain de réel!

Par Ali Naldy, le 20/05/2016 à 08h35

Judith,

à la question sur les éventuelles suggestions concernant la convergence des luttes entre les racisés des quartiers populaires (langage Bouteldjien) et la petite bourgeoisie intellectuelle (langage Ruffinesque), les Indigènes de la République ont écrit un texte court et important sur "comment sortir de l'entre-soi" : http://indigenes-republique.fr/nuit-blanche-debout-comment-sortir-de-lentre-soi/

La conclusion/proposition décoloniale de l'article :

"Que faire ? Venez sur notre terrain. Notre terrain, c’est un agenda politique où nos priorités ne seront pas systématiquement les vôtres, où nos intérêts seront parfois concurrents, voire contradictoires. Ce qui n’implique pas que la convergence est impossible. Au contraire, c’est là qu’elle est plus que jamais nécessaire, c’est là qu’elle pourra être effective. Car il faudra alors « négocier » les conditions requises d’une alliance véritable, d’égal à égal, prémisse de cet « amour révolutionnaire » que nous appelons de nos vœux. Non pas une convergence abstraite et prophétique mais le projet politique d’une majorité décoloniale que nous pourrions nous atteler à construire ensemble, dans une égale dignité."

A titre personnel, je ressens fortement que le concept "décolonial" est une pierre angulaire de cette convergence des luttes, convergence dont la valeur énonciatrice est largement performative. Penser sans relâche sa condition de colon symbolique (ou de dominant pour parler le Bourdieu) pour relier les opprimés des 3 bords : le lumpen prolétariat blanc, les quartiers populaires racisés, la petite bourgeoisie intellectuelle précarisée ou pas.

Si NuitDebout permet de trouver ces passerelles et de ne plus les lâcher (car la fraternisation joyeuse dans la longue durée est fondamentale), ce sera une grande victoire de mon point de vue.

Des ponts, des ponts, et encore des ponts :
http://www.hors-serie.net/Dans-le-Texte/2016-04-09/Vers-l-amour-revolutionnaire-id176
https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/020516/pour-le-droit-la-non-mixite
http://www.contretemps.eu/lectures/gauche-peut-elle-dire-%C2%AB-nous-%C2%BB-houria-bouteldja

Par Spawn, le 20/05/2016 à 01h27 ( modifié le 20/05/2016 à 01h29 )

Un peu déçu de cette émission. Notamment de la volonté de Judith -- je me permets la familiarité -- de systématiquement en revenir à Nuit Debout. J'ai l'impression qu'elle souhaite trouver un bout de mode d'emploi dans le livre.

Par Victorin MARTIN, le 18/05/2016 à 15h14

pour les anglophone,

zyzek sur ce sujet, comme d'habitude genial:

https://www.youtube.com/watch?v=uVdYX8XBXsM

et sur les migrants , zyzek en debat sur BBC radio :

https://www.youtube.com/watch?v=hkcSpuhAPU0

et conference sur le sujet :

https://www.youtube.com/watch?v=b34kTAp4eY8



Par Gauthier R, le 16/05/2016 à 19h06 ( modifié le 16/05/2016 à 19h12 )

"Finalement, dans votre récit, il n'y a pas tant convergence, à part Ahmed et Rosa qui vont "con-verger" quand même très fort" haha trop drôle!

Par Abracadabra, le 15/05/2016 à 21h30

@yanne A chaque fois qu'on a tenté de transcender un mouvement et lui donner une consistance réelle, ça c'est terminé en bain de sang. Dès qu'on verticalise, ça part en sucette et je ne parle pas de cette utopie qu'est la convergence des luttes, où là vraiment on croit rêver d'entendre ça dans un pays tellement morcelé socialement que celle-ci n'existera pas, du moins tout de suite. Il faut avoir lu Fractures Françaises du sociologue Christophe Guilluy pour se rendre compte qu'une convergence avec le reste de la population est une chimère.

Maintenant est-ce que Nuit Debout par son horizontalité atteint ses limites ? Oui si on se réfère constamment à notre réalité quotidienne et à sa violence. Non, si on se dit que ce mouvement est encore trop jeune pour en tirer des conclusions.

Sincèrement, la question de l'après Nuit Debout, on s'en fiche. Se projeter politiquement et socialement parlant dans un après, ça veut dire accepter une réalité violente que Nuit Debout combat depuis le premier jour. Nuit Debout peut être aujourd'hui une grande fable et participer à un chapitre imaginaire d'un futur demain, un monde qui va suffisamment hanter les esprits. C'est une graine et accepter cette condition, c'est lui ouvrir un champ des possibles.

La montée de Trump s'explique de différentes manières, la percée de Bernie Sanders, aussi.Les Etats-Unis sont un pays suffisamment complexe (Les habitants du Vermont n'ont rien à voir avec ceux de la Géorgie) pour rester prudent quant à notre perception française.

Par Rackim, le 15/05/2016 à 12h56

Heum ! Comment vous dire ?

Au moment où Nuit Debout se perd dans l'indifférence et une violence idéologiquement médiatisée, je trouve que cette émission tombe d'autant plus à plat. Ce n'est pas que ce serait l'émission elle-même qui aurait un problème, ou l'interviewé qui n'est pas passionnant. Et les questionnements ne sont pas en cause, mais il y a un gigantesque malentendu.

Le malentendu, c'est de dire "nous". Le piège c'est de croire que la politique, c'est de tenir compte entre nous de ce qu'on pense, et que ce ne serait pas l'espace du compromis, et donc de la compromission avec un monde qui existe et dont on ne peut pas ne pas tenir compte.

Au bout du compte, et je vous le dis tout net, au risque d'être méchante, j'ai vu deux bisounours qui ont vu dans leur tête comment devrait être le monde, mais qui sont incapables de tenir compte de la réalité.
Vous signez là, magistralement, les limites de Nuit Debout ! Le monde n'est pas comme on le rêvait enfant, le bien, le mal, ce qui devrait être. Le monde est un gigantesque foutoir où les luttes de pouvoir sont le lot commun, luttes de classes, luttes internes, luttes économiques, et à travers tout cela, luttes de pouvoir, collectif ou personnel.

On peut toujours rêver du grand soir, de dépasser les limites de son propre ego de façon collective, mais la seule chose qui compte au bout du compte, c'est le matin après le grand soir. S'il n'y a pas ce questionnement, ça ne sert à rien. On ne peut entraîner personne AVEC soi si on n'est pas sûr du monde que nous voulons. La somme des libertés ne fait pas lien : prendre la parole pendant un nombre de minutes déterminé les uns après les autres, ce n'est pas de la politique, c'est tout le contraire.
La politique suppose qu'on se frotte à l'autre et à ses idées, qu'on transcende les points de vue et qu'on trouve un équilibre.
Que voulons-nous, pourquoi le voulons-nous ? Quel monde pour demain ? Un monde où nous aurions notre mot à dire, ou des superstructures et des technostructures nous engloutiraient individuellement et collectivement sans espoir d'y changer quoi que ce soit? C'est ce qui est en train d'arriver alors que le mouvement lui-même n'a jamais été aussi actif et aussi visible.

Les questionnements dans cette émission existent depuis des siècles, et on ne les a pas résolus intellectuellement.
Les liens, qui peuvent devenir politiques, entre les membres d'un corps politique tel que peut l'être aujourd'hui un monde soudé par Internet, une ouverture mondiale avec des personnes qui subissent toutes les mêmes problématiques quasiment partout dans le monde, ou tout simplement la nation, c'est cela la réflexion qu'il faudrait faire.
Pourquoi, qui, comment, quels objectifs ?

L'avantage de Nuit Debout et des manifs anti-Khomri, c'est qu'elles auront cristallisé la barrière à une militarisation et une "policiarisation" de la société qui auraient pu se produire après les massacres du 13 novembre. Ces deux phénomènes, les USA les ont connus d'autant plus fort après le 11 septembre, et ils se sont révélées désastreux si ce n'est suicidaires pour le pays, à l'intérieur comme à l'extérieur. Je suis certaine que la montée de D Trump est un effet secondaire de cette situation post 11 septembre.

Là, en France, le positionnement politique a été explicite. Les rassemblements ont dit clairement : "nous n'avons pas à avoir peur, ni des terroristes, ni de la police", tout cela, symboliquement, autour du mémorial du bataclan autour de la statue de la république. Comme malgré tout, nos idées sont en recul parce qu'en jachère, un mouvement de masse idéologique et physique, a joué et a "retourné" le mécanisme.
Pour combien de temps ? Mais pour l'instant, le job a été fait...

Par Yanne, le 15/05/2016 à 10h22

"On a coupé la tête de Louis XVI, mais pas encore celle du Roi, en France."
Punchline de cette émission.

Tellement vraie.

Une question, peut-on imaginer un jour,sur Hors-Série,un Dans l'histoire,une émission qui décrypterait l'Histoire sous un angle populaire (à la Howard Zinn ou à la Henri Guillemin)?

Par Rackim, le 15/05/2016 à 10h19

Passionnant (comme toujours d@ns le texte) !

Merci. J'ai hâte de le lire.

Une petite question de détail, que je m'attendais à vous entendre poser à votre invité, Judith : pourquoi a-t-il choisi un titre, certes éloquent, mais déjà pris au même moment, avec des problématiques parfois voisines, par Joël Pommerat ? D. Lachaud en avait-il connaissance ? Ou alors Pommerat, dans l'autre sens, avait-il connaissance du roman de Lachaud en cours ?

Par Totorugo, le 14/05/2016 à 21h19 ( modifié le 14/05/2016 à 21h20 )