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Philosophie de la violence

Dans le Texte

Elsa Dorlin

Aussi universels que soient les droits dont nous disposons tous en principe, dans les faits persistent des conditions subalternes : les êtres y subissent des oppressions contre lesquelles ils doivent se défendre... eux-mêmes. Parce que l'Etat, les lois, et la police censés garantir l'exercice de nos droits sont historiquement enclins à reproduire des logiques de domination qui les structurent, ces institutions constituent, pour une partie conséquente de la population, une menace plutôt qu'un recours.

Aussi nos sociétés voient-elles se faire face d'un côté des sujets dignes d'être défendus, et de l'autre des corps condamnés à vivre sur la défensive ; c'est ici que la généalogie de l'autodéfense proposée par Elsa Dorlin est précieuse. En reconstituant la constellation des pratiques d'autodéfense que les opprimés ont eu à inventer, elle nous rend l'histoire souvent perdue de toutes les résistances qui ont pu s'élever contre l'esclavage, la colonisation, le patriarcat ou l'hétérocentrisme. On y croise des colonisés se jetant, armés de leur seule colère, sur les canons de leurs oppresseurs, des féministes suffragistes apprenant le Ju-Jitsu, des juifs d'Europe développant le Krav Maga ou des Blacks Panthers équipés de revolvers... Mais on y trouve aussi les prétendus justiciers des Comités de vigilants prônant la "défense des femmes" (blanches) et livrant des hommes noirs au lynchage, ou les dérives extrême-droitières de l'homonationalisme (voyant des homophobes chez tous les racisés), ou encore celles d'un sionisme nationaliste et militarisé reportant l'oppression sur les Palestiniens...

Car la "défense des faibles" contient le meilleur et le pire, et, bientôt érigée en politique d'agression, elle devient la matrice d'une société fascisante. Comment se prémunir de telles dérives ? Comment penser l'autodéfense comme un droit individuel inaliénable sans s'acheminer vers une société de l'hyperviolence qui verrait chacun s'armer contre son prochain ? Elsa Dorlin ne craint pas d'explorer les paradoxes d'une "philosophie de la violence" sans cesse menacée de basculer dans le cycle infernal de l'éternelle vengeance... Au point de laisser son lecteur à la fois intensément stimulé et curieusement... désarmé, devant les apories qu'elle met au jour avec une grande rigueur. Aussi est-on tenté de s'en remettre finalement à la leçon qu'elle tire in extremis d'un roman féministe anglais paru en 1992, Dirty Week-end (Helen Zahavi) : au détour de l'analyse très fouillée qu'elle en propose, on aperçoit les contours d'une pratique émancipatrice de l'autodéfense, qui consisterait non pas à apprendre à se battre, mais à désapprendre à ne pas se battre. Transposé au champ plus général de la politique actuelle et de cet autoritarisme néolibéral qui nous tient cois et comme hébétés, ce simple petit adage - désapprendre à ne pas se battre - pourrait avoir, me semble-t-il, d'incommensurables vertus.

Judith Berrnard 

 

Dans le Texte , émission publiée le 18/11/2017
Durée de l'émission : 83 minutes

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