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Pour un féminisme de la totalité

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Stella Magliani-Belkacem

Je suis de ces féministes qui ont eu, longtemps, du mal avec le "féminisme" - ou ce qu'il semblait devenu. En Simone de Beauvoir, je me reconnaissais à deux mille pour cent, au point que, je le déclare : c'est ma très grande chérie pour toujours ; mais avec Elisabeth Badinter, ça ne collait pas du tout. Chez la première, le féminisme s'intégrait dans un projet politique d'émancipation globale, et dans une pensée toujours en mouvement, toujours attentive à toutes les oppressions, qu'elle a dénoncées sans relâche. Chez la seconde, c'est devenu un pré carré, le territoire d'une lutte étroite et pleine d'angles morts : les droits des femmes, mais juste les droits des femmes, et d'un point de vue très ethnocentré, sans analyse globale des rapports de domination qui structurent le champ social, quitte à stigmatiser des pans entiers de la société : les femmes voilées, par exemple, et leurs hommes surtout.

Que la question du voile soit problématique pour les féministes, c'est indiscutable, et je suis la première à avoir dû travailler sur mes propres certitudes pour ajuster peu à peu mes positions ; mais les paniques morales qu'ont suscitées les différentes "affaires" autour de la question ont fini par révéler que c'était moins la question de l'émancipation des femmes qui travaillait ces polémiques que de vieux réflexes de stigmatisation d'une altérité indésirable, inquiétante, et au fond, méprisée. Ce que je n'avais pas compris, c'est que le "féminisme" qui s'exprimait à l'occasion de ces polémiques, pour exiger des musulmanes qu'elles s'émancipent en interdisant qu'elles se voilent - lorsqu'elles élèvent nos enfants à la crèche, lorsqu'elles accompagnent des sorties scolaires... - ce féminisme-là n'était que le féminisme institutionnel : celui qui a partie liée avec l'Etat, et avec ses logiques d'oppression.

Pendant ce temps, un autre féminisme, alternatif, progressiste, et même révolutionnaire, continuait de mener son travail théorique, moins audible dans le débat public mais bien plus fécond sur le plan intellectuel. Et la meilleure manière de mesurer cette vitalité théorique est de se jeter sur l'ouvrage collectif qui vient de paraître aux éditions Amsterdam : Pour un féminisme de la totalité. Cette totalité dans laquelle doit se penser le féminisme, c'est le long travail de l'histoire, d'une part ; car l'aliénation des femmes a pris le visage que nous lui connaissons avec l'avènement du capitalisme, qui a bouleversé les structures de la production, de la famille et de la propriété privée, assignant les femmes à la condition de "femme au foyer" dont le capital avait besoin pour s'assurer que les tâches de reproduction de la force de travail soient assurées gratuitement, dans la sphère privée. Un féminisme rigoureux s'articule donc nécessairement avec une analyse anti-capitaliste documentée. Et la totalité dans laquelle il faut également penser le féminisme, c'est la totalité du monde : le capitalisme est mondialisé, et l'asservissement des femmes s'organise à l'échelle planétaire. Il suffit d'observer les dynamiques des flux migratoires : ce qui les cause (les politiques d'ajustement structurel, imposées par le néolibéralisme globalisé aux pays du "Sud") et les effets qu'ils produisent - des dizaines de milliers de migrantes venant fournir aux pays du "Nord" les services de soin à la petite enfance ou à la grande dépendance que les femmes nationales leur délèguent afin de travailler à leur propre émancipation. Un féminisme de la totalité, c'est un féminisme capable bien sûr de penser toutes les femmes (les blanches et les non-blanches), mais aussi toutes les discriminations : de sexe, de race et de classe. Non pas pour les penser séparément, comme a tendance à le faire l'intersectionnalité, qui a entrepris d'échapper aux logiques stigmatisantes du féminisme institutionnel mais qui a eu tendance à isoler les luttes les unes des autres ; mais pour s'efforcer vers une pensée de leur consubstantialité. Car les discriminations s'alimentent les unes les autres, elles s'entre-déterminent et on ne pourra les combattre qu'en les saisissant dans leur processus commun d'oppression.

C'est à quoi travaille ce remarquable ouvrage collectif, précédé d'une passionnante introduction problématisant l'ensemble. Problématiser l'ensemble, penser la consubstantialité, lutter contre une aliénation globale : c'est l'effort auquel Angela Davis nous invitait dès 1985, dans une conférence qui clôt le livre et en pose les prémisses politiques : "l'élimination définitive de la violence sexiste, déclarait-elle, dépendra de votre capacité à construire un nouvel ordre révolutionnaire mondial, où sera effacée toute forme d'oppression et de violence contre l'humanité." Tout y était déjà ; tout reste à faire encore.

Pour un féminisme de la totalité, Amsterdam, 2017. Sommaire :

Introduction : Programme pour un féminisme de la totalité

Eleanor B. Leacock : Le genre dans les sociétés égalitaires

Matthieu Renault : Alexandra Kollontaï et le dépérissement de la famille… ou les deux verres d’eau de Lénine

Johanna Brenner et Maria Ramas : Repenser l’oppression des femmes

Tithi Bhattacharya : Comprendre la violence sexiste à l’époque du néolibéralisme

Sara Farris : Les fondements politico-économiques du fémonationalisme

Silvia Federici : Le féminisme comme mouvement antisystémique

K. D. Griffiths et J. J. Gleeson : Kinderkommunismus. Une proposition communiste d’abolition de la famille

Kevin Floyd : « Mères porteuses » et marchandisation des tissus organiques : une bioéconomie mondialisée

Johanna Brenner : Sur le travail sexuel : une perspective féministe révolutionnaire

Morgane Merteuil : Le travail du sexe contre le travail

Peter Drucker : La fragmentation des identités LGBT à l’époque du néolibéralisme

Gianfranco Rebucini : État intégral, bloc historique et homonationalisme en France : une analyse gramscienne des politiques des droits

Morgane Merteuil : Le travail du sexe contre le sexe : pour une analyse matérialiste du désir

Angela Davis : Violences sexuelles, racisme, impérialisme


Ouvrage coordonné par

Félix Boggio Éwanjé-Épée, Stella Magliani-Belkacem, Morgane Merteuil et Frédéric Monferrand.

 

En accès libre , émission publiée le 22/04/2017
Durée de l'émission : 68 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

12 commentaires postés

Entretien très intéressant. Un terme me choque "transsexualité", le terme transidentité aurait été préférable. Il faut absolument bannir le mot transexuel et ses dérivés en effet il ramène à considérer le fait d'être trans comme une sexualité or c'est une identité de genre. Le terme "transexuel" est souvent associé à la culture pornographique qui tends à fétichiser les corps des personnes transgenres et est associé à une médicalisation qui fut et est encore par moment dégradente.

Par mathias brenet, le 06/05/2017 à 19h53

Je viens d'écouter un podcast sur franceculture : (https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre/letat-doit-il-defendre-une-certaine-idee-de-la-famille) et je me rends compte que mon commentaire précédent pourrait prêter à confusion. Je ne défend nullement le modèle unique de papa/maman 100% bio (d'ailleurs l'argument écologique du modèle traditionnel familial fait froid dans le dos). La liberté totale du choix de la famille qu'on souhaite fonder me semble primordial. Ce que je déplore, c'est la perte du sens de l'engagement interpersonnel menant à une société liquide socialement ( à l'image du modèle économique où tout est remplaçable/interchangeable). Par contre, votre travail bien nécessaire de déconstruction des imaginaires figés n'est pas terminé. La non reconnaissance du sexe "neutre" n'étant toujours pas reconnu par la justice prouve la puissance des enjeux symboliques sexués dans l'organisation de la société. Le prisme choisit ici est celui de la société vue par le prisme du capitalisme en mettant peu en évidence le rôle de la religion chrétienne. Je m'en rends compte car j'ai bien eu besoin des figures de la mythologie grecques pour trouver des figures féminines auxquelles m'identifier. Merci pour vos émissions toujours stimulantes.

Par dywenlac4, le 05/05/2017 à 08h50 ( modifié le 05/05/2017 à 10h46 )

Par Elise Guérin, le 04/05/2017 à 22h53

Bonjour,

Cette émission m'a mis le cerveau en ébullition ;-) . Je n'arrive toujours pas à imaginer le couple et la famille comme le lieu d'un asservissement au féminin . Comment comprendre la lutte des couples gay et lesbiens pour avoir le droit de se marier et à avoir des enfants sinon? La famille (même nucléaire) n'est-elle pas aussi le lieu des premiers apprentissages de solidarité et d'individuation? Choisir d'être parents n'est-ce pas aussi vouloir exprimer une part de soi en assumant toutes les conséquences? Comment assimiler le temps passé avec ses enfants à un asservissement non rémunéré? Comment voir en l'autre un être unique sans en avoir fait soi-même l'expérience dans le lien primitif parent-enfant? J'ai parfois l'impression que la lutte ultime que vous cherchez à atteindre donnerait lieu à un monde égalitaire et neutre mais dépourvu d'amour. Où chaque être humain me serait un indifférent dans sa différence même. Un monde sans conflits mais sans vie. Un monde sans couleurs.




Par dywenlac4, le 04/05/2017 à 15h00

Bonjour, merci pour cette nouvelle émission.
Il y aurait bcp à discuter de cet échange. Je me contenterais de partager ici un article de Federici qui répond sans doute un peu à la question de Judith quant à l'inefficacité du féminisme à s'opposer à l'aliénation de l'emploi. Peut-être cela vous était connu : il a existé un mouvement féministe réclamant le salaire pour le travail ménager (dont certain-e-s pensent qu'il s'agit d'une préfiguration de la revendication au salaire à vie). https://paris-luttes.info/salaire-contre-le-travail-menager-1121?lang=fr De manière plus générale, l'anarcho-féminisme a beaucoup réfléchi - et produit - sur ces questions !

Par Noëmie Cravatte, le 27/04/2017 à 21h50

Je vois que les affects de la politique immédiate s'invitent dans le fil de ces commentaires ; je comprends et partage votre nausée. Pour ce qui est du programme des émissions, pour samedi prochain, nous restons sur l'agenda fixé : Diagonale sonore sur le rap. Mais pour le samedi d'après, le 6 mai (veille du second tour), je fais une émission spéciale avec l'équipe d'Osons causer, où nous reviendrons sur leur travail en tant que media d'intervention dans la campagne politique. Et nous aborderons évidemment cette nasse politique où nous nous trouvons piégés maintenant.

Par Judith, le 25/04/2017 à 11h52

Rien à faire contre le rouleau compresseur médiatique.
Si l’oligarchie a décidé de faire élire un blanc-bec creux, sans talent, sans idées, sans charisme, mais avec le bon réseau, c’est ce navet qui sera élu.
Aucun orateur excellent, aucun programme sérieusement construit, aucun argument profond, rien ne pourra l’empêcher de monter sur le trône abject.
Je ne parviens pas à atteindre le fond de mon écœurement, je ne sais pas si je pourrai parvenir à parler à mes crétins de collègues ayant voté pour Macron sans les insulter ou leur cracher au visage.
Je ne sais pas…

Par GaM, le 24/04/2017 à 19h18

On a oublié de demander ce que serait la position d'un féminisme révolutionnaire face à cette question: voter contre le fascisme, tout en permettant que son vote soit ensuite instrumentalisé pour légitimer des politiques d'austérité et in fine amplifier le vote FN... Aaaaaa... La nausée... Macron a quand même un bon profil pour fédérer contre lui; c'est bon pour le mouvement social...
Une fois n'est pas coutume: une émission samedi prochain pour aider à la réflexion?

Par Ali Naldy, le 24/04/2017 à 19h09

Décevant, le dialogue ne décolle pas vraiment. Beaucoup de vieilles lunes et rien sur la famille non plus nucléaire mais réduite à une femme seule avec ses enfants, qui est certainement le problème majeur aujourd'hui. Quant aux nounous noires à la sortie des écoles : de quel monde parle-t-on ????

Par siska, le 23/04/2017 à 19h04

qui aime bien critique bien...
merci pour votre réponse

Par gomine, le 23/04/2017 à 18h47

Allons, Gomine : sur mes 10 premières émissions, je reçois quatre femmes. 40%, je vous accorde que ce n'est pas la parité, mais c'est tout de même honorable. Et sur un site où (à l'époque) 100% des interviewers sont des intervieweuses, et pas du genre "potiche", ça fait pas mal d'indicateurs favorables.

Par Judith, le 23/04/2017 à 17h25

Hors-série le site féministe qui a attendu au moins 15 émissions pour inviter la première femme,
même aujourd'hui la proportion des invitées est incroyablement minoritaire...
néanmoins discussion remarquable

Par gomine, le 23/04/2017 à 16h25