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Enzo Traverso

Dans le Texte

Mélancolie de gauche

On le sait bien, que les affects sont le carburant de la vie politique. "Il n'y a pas d'action sans fondement stratégique (des revendications, un projet, des idées), il n'y en a pas non plus sans fondement affectif (douleur, chagrin, indignation, colère, espoir, exaltation, joie)". Cette fois c'est Enzo Traverso qui le dit, dans son dernier ouvrage, Mélancolie de gauche. Et l'on voit tout de suite la couleur affective à laquelle il accorde toute son attention : "la mélancolie, écrit-il, est un des affects de l'action révolutionnaire". Un tel propos peut sembler rébarbatif : déjà lassée par toutes ses défaites, la gauche révolutionnaire devrait encore s'intéresser à ses dispositions à la mélancolie ? Il faut y regarder de plus près : car la mélancolie, selon Traverso, ce n'est pas cette pente psychique qui nous fait sombrer dans la résignation avant même d'avoir entrepris quoi que ce soit. La mélancolie, c'est une certaine qualité de la mémoire, capable de tenir ensemble le souvenir d'une défaite et l'espérance qui motiva lutte ; c'est l'art de tirer les leçons de ses déconvenues pour mieux reconduire le projet d'émancipation. C'est une arche, un pied dans le passé, un pied dans l'avenir.

On peut discuter du choix du terme - cette "mélancolie", terme associé à des formes de pathologies psychiques peu promptes à la mise en mouvement, qui rebutera les forces vives de la sédition avides d'affects plus joyeusement mobilisateurs - mais on ne saurait écarter d'un geste trop désinvolte cette main tendue par le sous-titre : "La force d'une tradition cachée". Car c'est bien à la force du mouvement révolutionnaire que Traverso entend contribuer, en rappelant la gauche à sa mémoire, à son histoire : elle est hantée, certes par ses innombrables échecs. Mais, jusqu'aux années 90, le souvenir qu'elle en gardait était fait pour alimenter les luttes futures, et non pour les décourager. La révolution a toujours eu besoin d'histoire pour se projeter dans l'avenir. Et c'est sans doute en 1989, lorsqu'elle a consenti au massacre de son héritage - les célébrations indignes du Bicentaire, qui coïncidaient si parfaitement avec le mythe de la "fin de l'histoire" que la chute du mur semblait cristalliser - qu'elle s'est mutilée, se privant de ses forces en se coupant de son passé, et renonçant, par là, à toute forme d'avenir.

Il est temps de "réactualiser les attentes inassouvies des générations qui nous ont précédés", écrit Traverso pour conclure son ouvrage - mais ces désirs de soulèvement n'ont-ils pas déja manifesté leur persistance très actuelle, notamment au printemps dernier, en France ? Enzo Traverso vit et enseigne à New York, où ces dernières nouvelles de la lutte ne lui sont guère parvenues ; cet entretien est l'occasion d'envisager, in fine, l'hypothèse selon laquelle la jeunesse contemporaine de Nuit Debout et du cortège de tête n'a pas attendu cet appel de l'historien pour manifester très concrètement ses aspirations révolutionnaires, qui ont apparemment réussi, à l'insu des institutions savantes et des machines doxiques qui nous tiennent lieu de médias, à se transmettre et à préserver, comme le feu sous la cendre, l'ardeur d'une mélancolie pleine d'avenir. 

 

 

Dans le Texte , émission publiée le 17/12/2016
Durée de l'émission : 90 minutes

Regardez un extrait de l'émission

Commentaires

4 commentaires postés


Si l’anticapitalisme suffisait à faire des frustrés/frustrées des marxistes, ça se saurait ! Même les nationaux-socialistes s’affirmaient anticapitalistes, avant la prise de pouvoir ou plus exactement avant que l’oligarchie en place ne leur donne le pouvoir… A Berlin, ils participaient même aux grèves ‘communistes’… avant de massacrer les communistes… dans les escaliers d’immeubles avec des outils de prolétaires, massue, hache…

Je pense qu’il faudrait analyser les « révolutions » comme des accélérateurs de l’histoire, comme des moments d’intense verticalisation, et non comme des projets de société à réaliser, eux voués à l’échec… Nécessairement voués à l’échec. Anthropologiquement voués à l’échec.

Parler d’échec de la révolution russe est une erreur. Elle a balayé tant de choses, en Russie d’abord… elle a nourri les imaginaires et continuera à le faire, de manière plus ou secrète … Mai 68 a déblayé, pavé des chemins, ouvert de nouveaux champs… Les discours, je me souviens, étaient souvent incohérents, chaotiques… mais les effets ont été importants.

Faut avoir eu 20 ans dans la France frigide des années cinquante, et d’une manière générale dans l’Europe des années cinquante, pour mesurer les effets des Mai 68 !

Je refuse de parler d’échec. Ce qui n’interdit pas l’examen critique. Bien des propositions de ‘gauchistes’ ont été recyclées par la dynamique capitaliste… Lesquelles et pourquoi ? On est de son temps, limité par son temps/espace… d’où ce rêve récurrent d’Homme nouveau. Nos corps sont habités par tant de fantômes que le nouveau rêvé est déjà toujours plombé ! Mais bon… on recommence et gagne quelques nouveaux millimètres…

Le désir d’émancipation/verticalisation est invincible.

Par félie pastorello, le 09/01/2017 à 13h44

Petite remarque à Judith Bernard : il y avait pas mal de jeunes du cortège de tête qui passaient aussi du temps à Nuit Debout, cela me parait important de souligner que les frontières ne sont pas si claires ; d'autre part, certains sont passés au cortège de tête après les violences policières - notamment après le 1er mai à République, où le comportement des policiers fut violemment provocateur) ; certains adeptes du cortège de tête s'inscrivent même probablement dans la (les) conception(s) de non-violence (violence très majoritairement symbolique, qui a notamment pour but d'éviter des violences futures ou présentes autrement plus désastreuses), mais il faudrait voir plus en détail les "chartes" philosophiques de non-violence ;-)

Par mark bauge, le 20/12/2016 à 21h33

merci! merci! merci! Mercfi à l'intervieweuse et l'interviewé pour la découverte de cet ouvrage.

Par camille escudero, le 18/12/2016 à 13h47 ( modifié le 18/12/2016 à 13h58 )

glaçant mais réaliste, « ma » mélancolie a commencé en 1983, dès le « virage de la rigueur » la remise en cause de l'ensemble des possibles, la chute du mur n'a fait que parachevée « l’œuvre » engagée : l'acceptation des paradigmes du Capitalisme, l'optimisme de Judith Bernard parait en décalage avec les réalités d'aujourd'hui, (j'espère qu'elle a raison !) le Capitalisme est triomphant, ses crises sont aussi source de régénérescences, d'adaptations, d'envahissements jusqu'à nos vies privées, il y a encore des domaines à envahir.... Notre jeunesse trop souvent sans mémoire et sans utopie, (les cerveaux doivent être disponible) avec pour seules promesses concrètes le retour des Religieux, participe à quelques soubresauts éphémères, fragmentés, incapable de fédération malgré les outils modernes comme Internet. Ici et là des expériences intéressantes vivent voire survivent, se développent localement, repliées sur elles-même sans réussir la fédération.
Les périls majeurs sont éludés :
-d'abord le danger nucléaire militaire (bien avant les centrales !)
-l'environnement : paradoxe c'est peut-être ce dernier danger qui fera bouger les choses - quand concrètement cela deviendra « invivable » !
La question de la violence reste entière : comment imaginer un autre monde sans avoir recours à une violence au moins égale à celle cognée chaque jour par le Capitalisme ? un seul chiffre : 30,000 enfants meurt chaque jour de faim, de maladies « guérissables », à lui seul cette condamnation est suffisante pour que nos colères soient exacerbées et que demain la violence ne soit qu'un droit à utiliser pour survivre, régression ou base pour un futur « acceptable » ? je ne sais, mais septuagénaire je suis du 20ème siècle et celui-là me donne quelquefois la nausée.

Par morvandiaux, le 17/12/2016 à 18h25